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— Je me lance, pour montrer l'exemple, continua Tommy. Admirez la technique du maître !

La bande se rapprocha en un demi-cercle tassé autour du premier suicidaire. L'ambiance constituant une partie clé du numéro, Tommy avait baissé, presque éteint même, l'halogène de la terrasse, si bien que la paire d'yeux blancs fendus de rayures noires contrastaient avec l'obscurité avoisinante.

Derrière, la nuit recouvrait de son voile de satin le reste du paysage, tandis que le ciel accrochait ses étoiles, comme tous les soirs dans ces pays tropicaux. Il était une heure du matin, pourtant le thermomètre n'avait toujours pas eu l'occasion de se reposer. Une atmosphère plus lourde qu'un éléphant et un air humide sorti tout droit d'une centrale à vapeur s'étaient déposés sur leurs épaules. Du bout du jardin, les bruissements des iguanes se frayant un chemin dans la flore touffue s'élevaient jusque dans les palmiers verdoyants et les taxodiums feuillus, tandis que sur les murs en crépi de la villa, les margouillats imperturbables avaient depuis bien longtemps entamé leur moisson de moustiques. Tommy ôta son ample chemise de corsaire pour être à ses aises lors de sa démonstration. Il ne fallait pas rater son coup, car le serpent, lui, ne le manquerait pas.

— C'est parti ! annonça-t-il avec l'entrain d'un forain.

— Attends, l'interrompit Mattews, la voix teintée d'un accent British à la Hercule Poirot. Comment on fait si tu es mordu ? Où planter la seringue ?

Tommy s'éloigna en douceur du reptile, raide comme une colonne d'amphithéâtre, puis mima un coup de couteau en pleine poitrine.

— Rien de plus simple, tu la plantes en plein cœur, juste ici ! Prends juste garde de ne pas casser l'aiguille contre une côte !

Les complices portèrent la main au niveau du pectoral gauche, enfonçant leurs index à divers endroits aux alentours du myocarde pour s'apprêter à jouer les médecins d'un jour.

— C'est bon, plus de questions, je peux y aller ? Il attendit quelques instants. Go !

Il s'approcha alors à une longueur de bras de son adversaire du moment. L'homme et le Démon Tentateur avaient entamé un combat psychologique d'intimidation. Le reptile pestait un nuage d'insultes que lui seul comprenait, avec la gueule tellement ouverte qu'on aurait pu lui faire gober une balle de golf sans toucher aucune de ses mâchoires. Ses crocs, fines aiguilles de couturière, présentaient de petits trous en leurs extrémités d'où fusait le liquide ravageur. Tommy leva la main gauche, théoriquement à l'abri d'une attaque-éclair. En agitant harmonieusement le bout de ses doigts, il captiva toute l'attention du prédateur. Cela lui permit de se décaler timidement sur la droite, sans que l'animal aux yeux hypnotiques et au regard de marbre ne s'en aperçût. Une goutte de sueur suinta de son front nervuré de ridules naissantes, avant de rouler le long de sa joue. À ce stade, trembler était synonyme d'échec, et affolement rimait avec enterrement. Il leva son membre droit, et plus fébrilement qu'un escargot malade, le plia en arc de cercle pour longer par derrière la tête du monstre, probablement aplatie par une poêle dans un monde antérieur. À l'instant où sa main frôla la cible, il asséna un bref coup à l'endroit prévu. Dans le même mouvement, il se recula, afin d'éviter toutes représailles. La machine mystérieuse à l'alchimie dévastatrice, qui avait déjà pivoté d'un quart de tour pour se trouver face au traître, cracha de plus belle, en s'agitant d'avant en arrière tel un autiste. Puis elle regagna sa position d'attaque, balayant l'assemblée d'un regard qui lançait des lames de rasoir.

— Ha ! Ha ! Je t'ai eu, connard, jubila Tommy, inondant son mouchoir de sueur, on est moins fier maintenant, hein ?

Il postillonnait des billes de plomb en direction du futur sac à main, nullement perturbé par ce torrent d'insultes et déjà armé pour affronter son prochain rival. Le vainqueur se recula encore d'un pas avant de vanter son intervention.

— Vous avez vu ça les gars, comment je l'ai maté, moi ? On ne me la fait pas à moi ! À qui le tour maintenant ? Qui veut se le faire ?

Les convives se regardèrent, profondément interloqués par la scène qu'ils venaient de vivre aux premières loges. Parce que ce périlleux exercice laissait plus la place à l'action qu'à la réflexion, Buck s'avança d'un pas d'escrimeur.

— J'y vais, grommela-t-il d'un air assuré. Je vais lui faire la peau moi, à ce fumier !!

— La place est toute chaude, répliqua Tommy qui se tamponnait son front luisant d'une serviette citron.

La main lourde et incertaine de Buck, énorme masse d'acier, tremblait. Il n'opéra pas tout à fait de la même façon que Tommy, même si le principe de base était semblable. Il se faufila dès le départ sur le côté du serpent, qui le matraquait de ses yeux à glacer une boule de feu. Il arma ensuite le bras gauche, vers l'arrière puis sur le côté, préparant dans un même souffle le champ libre pour sa main droite. Le mystique animal, roi des idiots, se laissa berner d'une jolie manière. Il bénéficia gratuitement d'un revers lifté plus sévère qui le fit goûter aux planches de la table. Buck retenait rarement sa force, et c'est vrai qu'il avait frappé avec fougue le crâne du sac à venin.

— S'il n'y avait pas eu les autres derrière moi, je t'aurais foutu une sacrée raclée, moi ! Sous-merde ! Mais il faut en laisser pour tout le monde !

Calme et sérénité drainèrent l'intervention de l'Anglais. Ce jeu dénué de tout sens moral, qui durait à peine plus de trois minutes, lui avait provoqué des sensations hors du commun. Il n'avait pas eu besoin d'une morsure pour friser la crise cardiaque.

Sam, lui, adopta une technique différente, motivé par l'unique dessein d'impressionner la galerie et de démontrer qu'encore une fois, créativité et bravoure l'élèveraient au rang de star. Il avait parié de remporter son challenge, mais en utilisant une et une seule main. Il n'exposa son idée à personne, préférant garder l'effet de surprise.

— Allez, sale enfoiré ! T'es prêt à recevoir une bonne correction ?

Le tube venimeux avait déjà digéré sa raclée. Il se dressa, droit comme une barre à mine. Sam agita, comme ses prédécesseurs, sa main devant lui, laissant courir ses doigts dans l'air. Puis il amplifia son geste à la manière d'une danseuse du ventre, afin de tester la bête qui pulsait. Tantôt, il feignait de partir à droite, puis changeait brusquement de direction pour sonder la rapidité de l'opposant. Le serpent, plus teigneux qu'un missile à tête chercheuse, ne décrochait pas. L'affaire allait être plus difficile que prévu. Il décida qu'il passerait par-dessus. Un scénario s'élaborait dans son esprit tordu. Oui, l'idée n'était pas si idiote ! Il partirait vers la droite, puis monterait le bras en un éclair pour venir faire mouche. Même si le rival avait le temps de réagir, il ne pourrait pas s'élever plus haut qu'il ne l'était, puisqu'il flottait déjà quasiment au-dessus du sol ! Il enferma cinq litres d'air dans ses poumons. Des gouttelettes de sel dégoulinaient le long de sa nuque, alors que deux imposants cercles s'ébauchaient sur son tee-shirt au niveau des aisselles.

S'imbibant d'un verre de rhum amplement mérité, les trois spectateurs profitaient pleinement du face-à-face pire qu'un Karpov — Kasparov. Sam se colla à son plan, mais juste avant l'impact, le serpent se cabra à s'en rompre les anneaux, puis rangea proprement les deux crocs du haut dans le poignet de l'agresseur. Ceux du bas vinrent sans peine perforer une des veines de dessous, bleutée comme de l'encre de Chine. Le bruit, cerise trop mûre qui craque, ne fut perçu que par Sam. Lors de l'injection libératrice tant attendue par le tueur, les fentes noires qui lui servaient d'yeux s'épaissirent furtivement, on pouvait alors aisément y deviner une sensation de jouissance extrême.

Lorsqu'il se retira de lui-même, un filet de salive mélangé au venin se tendit tel un pont à haubans entre la plaie et sa gueule rocailleuse. Empourprés par le sang frais au goût sucré, ses crocs lui donnaient la satisfaction de l'acte enfin accompli, précis et calculé, tandis que la peau élastique entre ses mâchoires supérieure et inférieure lui offrait un sourire de polichinelle hébété. Sam s'écroula sur le rebord de la table à tréteaux, les deux mains en avant. La planche se souleva puis catapulta, assistée par l'effet de levier, vaisselle, noix de coco, et alcool agricole sur le carrelage ainsi qu'en bordure de pelouse. Le serpent glissa sur le sol, fier de lui, en oubliant sa tête, incrustée dans le ciment par le talon ferré de Buck. Le corps continua à s'agiter désespérément, formant des S rapides, pour finalement s'immobiliser. Durant cet infime laps de temps, la panique avait délié ses tentacules.