— Bon, il faut sortir d'ici… Neil, aidez-moi à tirer l'inspecteur, jacassa-t-il, infligeant de grosses claques à la masse inerte dont les yeux disparaissaient régulièrement derrière leur orbite.
— Regardez, dit Neil terrorisé, regardez leurs ventres, ils bougent !!
— Merde !! Vite, il faut faire vite !! Tirez, tirez !!
Une patte de panthère éventra l'une des poitrines de l'intérieur, lacérant déjà la peau de ses griffes couleur ivoire. Au fond, une tête de singe apparut, tandis qu'un papillon virevoltait allègrement dans la pièce. Dans tous les coins, des bedaines enflaient et explosaient à la manière de bulles de gaz dans un magma volcanique.
— Vite !! hurla Neil, écrasant du talon un crapaud qui tentait de gagner la sortie.
Warren trancha d'un geste pur une tête de serpent qui germait de la bouche d'un cadavre. La gueule triangulaire roula sur le sol, alors que le reste du corps continuait à s'agiter en se vidant d'un liquide froid. À l'arrière, où il faisait sombre, deux yeux jaunes rutilaient et pulsaient régulièrement, effacés par instants derrière de fines paupières transparentes. Le vautour au bec tranchant ainsi qu'à l'envergure gigantesque traversa la pièce de deux amples battements d'ailes, pour venir d'un mouvement calculé prélever un médaillon de chair d'une taille convenable sur le bras de Warren. Dévoré par la douleur, il lâcha sa machette qui glissa derrière un amas de corps dont les entrailles se déversaient sans pudeur. Parqué au sommet d'un crochet, l'oiseau s'enfila le morceau en poussant des cris qui sentaient la mort, puis lança une nouvelle attaque. Neil, niché derrière une table de découpe, surgit et ne rata pas le charognard, lui trouant une aile d'un premier coup de masse.
Déséquilibré, l'ignoble oiseau dériva pour s'écraser sur un mur transversal, mais se retournait déjà pour un assaut définitif.
Incapable de voler, il accourait par petits pas rapides dans leur direction, accompagné de ce qui ressemblait à un doberman.
Juste avant le saut du chien, Neil se plaqua sur le sol, laissant la bête s'embrocher proprement sur un crochet par le ventre. Son poids ainsi que son agitation momentanée le divisèrent en deux, puis chaque partie croula de part et d'autre sur le sol, telle une noix de coco qui s'éventre au contact de la terre. Le vautour en profita pour attaquer une phalange du mini-menuisier, mais il eut le bec décollé par un précis coup de marteau. Sans riposter, désarmé de son appendice, il se réfugia au bout de la pièce, se vidant de son sang par l'orifice béant apparu entre ses deux yeux.
L'inspecteur, revenu à lui, était incapable de faire le moindre geste, nez à nez avec une tortue qui passait nonchalamment devant lui. Encore engluée par les boyaux, la panthère à moitié sortie finissait de se matérialiser, infligeant instinctivement des coups de pattes circulaires dans leur direction. Le bassin de Sam se craqua en deux, accompagné d'un bruit semblable à une branche qui se décroche d'un arbre. Une tête de loup apparut, suivie de deux membres de devant qui cherchaient à s'éjecter du corps. Son premier réflexe fut d'hurler, cri tellement perçant que les deux hommes durent se boucher les oreilles, alors que Sharko, toujours menotté, grimaçait de douleur.
— Vous êtes sacrément lourd, inspecteur ! grommela Warren, vidé de ses forces par l'effort de traction.
Il le tirait par les bras, faisant du chasse-neige de ses pieds pour libérer la voie. Parfois il dérapait sur des flaques, mais se relevait aussitôt. Les corps qui s'ouvraient, comparables à des tulipes un matin de printemps, lui obstruaient le passage, comme pour rendre la fuite plus difficile encore. Tel un personnage de jeu vidéo, Neil martelait tout ce qui dépassait, demeurant cependant incapable d'approcher le félin, qui lui avait déjà tailladé l'avant-bras lorsqu'il avait tenté de s'aventurer trop près. Un lapin avait détalé sans demander son reste pendant qu'un chat poursuivait une souris, slalomant entre les pieds de table. À la limite de la porte, Neil repoussait de sa hachette une hyène qui cherchait à l'agripper au mollet, utilisant de l'autre main le marteau pour exploser toutes sortes de volatiles qui fendaient la pièce pour fondre vers la sortie. Le loup, à l'arrière, se dressait sur ses pattes pas encore formées comme un veau à la naissance. Après avoir hurlé à mort, il se rua sur eux, museau plissé, crocs bien en évidence.
— Poussez !! aboya Warren, qui finissait d'extirper l'inspecteur hors de l'antichambre de l'Enfer.
Ils firent tourner la lourde plaque de métal, mais la patte de panthère s'interposa. Neil la sectionna limpidement, la serrure s'enclencha, la clé tournoya. À l'intérieur, le bruit qui devenait abject et pesant portait à penser que les bêtes sauvages s'accumulaient à l'entrée.
— Ça y est, bordel, ça y est !! s'exclama Neil, levant les poings vers le ciel.
— Pas tout à fait, dit Warren, le regard encore sombre.
Après avoir tiré l'inspecteur jusque mi-cour, il s'enfonça dans la maison du bout. Une minute plus tard, il se présenta armé du fameux fusil qui était accroché entre la tête de cerf et celle de sanglier, traînant aussi une bouteille de gaz avec sa valve derrière lui. Il plaça la bonbonne devant la porte, ôta la clé, pour finalement glisser l'extrémité du tuyau dans la serrure d'où s'évadaient des souffles maléfiques mariés à une puanteur extrême. Puis il tourna le bouton. Le gaz s'échappa.
— Allez, inspecteur, un dernier effort… Levez-vous !
Assisté de Neil, Warren lui passa les bras sous les aisselles pour tenter de le lever. Tout en grimaçant, le policier se mit sur les talons, et avança lentement, douloureusement. De l'abattoir, les cris d'animaux s'élevaient au moins jusqu'à la première couche de nuages bas et gris qui couvraient le ciel. Arrivés au niveau du porche, ils assirent l'inspecteur.
— Voilà… Attendons encore un peu, dit Warren, qui peinait pour reprendre son souffle.
L'inspecteur, qui eut la force de sourire en direction de Neil, enfonça son visage sur l'épaule de son sauveur.
— Merci, Neil… merci pour tout…
Warren ne comprenait pas un point.
— Comment vous avez fait… Je… je croyais que vous vous étiez tué !
Neil mima le geste qui les avait tous sauvés.
— J'ai tiré derrière ma tête, et je me suis écroulé, assommé par la détonation dans mon tympan… J'avais lu ça dans un livre !!
— Vos livres… Vous les aimez vraiment !! Je promets de vous acheter une bibliothèque entière !! ajouta l'inspecteur, câliné par une émotion franche.
— Monsieur Neil, un dernier petit travail, pour vous…
Warren lui tendit le fusil. Neil lâcha l'inspecteur, puis visa en direction de la serrure.
— Faisons une dernière prière, pour Moulin… Dieu ait son âme…
Ils observèrent un instant de silence. Une fois recueillis, ils se plaquèrent contre la paroi de porche, alors le petit homme tira. Une vive détonation se fit entendre à l'intérieur du bâtiment, qui s'écroula sur lui-même dans un brouhaha renfermé. Des pierres de toutes tailles volèrent jusqu'aux abords du hangar ou percèrent le toit de la grange comme une pluie de météorites.
Passifs et épuisés, les trois rescapés restaient là, appréciant chaque seconde qui s'enfuyait. Les flammes qui s'élevaient haut dans le ciel se reflétaient dans leurs yeux, leur apportant une chaleur qui vengeait les êtres chers qu'ils avaient perdus. Ils avaient gagné, ils les avaient tous éliminés, purifiant le pays et épargnant des centaines, des milliers de vies. Lorsque la dernière lueur fut éteinte par la pluie battante, les trois amis se traînèrent jusqu'à la fermette, dos courbé, et appelèrent l'ambulance. L'inspecteur fut emmené à l'hôpital, accompagné de nos héros. Jusqu'à destination, ils ne prononcèrent pas un mot, sauf Sharko.