— Tiron, me demanda Atticus, tu étais chez César. D’après toi, qu’est-ce que ton maître devrait faire ?
Comme on me demandait invariablement mon opinion lors de ces conseils restreints, j’attendais cet instant et m’efforçais toujours d’avoir une réponse toute prête.
— Je pense, répondis-je, qu’en acceptant la proposition de César, il serait peut-être envisageable d’obtenir certaines concessions sur leur programme. Il deviendrait alors possible de présenter aux patriciens celles-ci comme une victoire.
— De cette façon, hasarda Cicéron, s’ils refusent de les accepter, ils seront de toute évidence les seuls à blâmer et je serai libéré de mes obligations. Ce n’est pas une mauvaise idée.
— Bravo, Tiron ! s’exclama Quintus. Tu es toujours le plus sage d’entre nous.
Il bâilla avec ostentation.
— Allons, mon frère, reprit-il en se baissant pour aider Cicéron à se relever. Il se fait tard et tu as un discours à prononcer demain. Il faut que tu dormes un peu.
Quand nous traversâmes la maison pour gagner le vestibule, le silence avait envahi les lieux. Terentia et Tullia étaient allées se coucher. Servius et sa femme étaient rentrés chez eux.
Pomponia, qui détestait la politique, avait refusé d’attendre son époux et, d’après le portier, était partie avec eux. La voiture d’Atticus attendait dehors. La neige luisait au clair de lune. Le cri familier du veilleur de nuit retentit quelque part dans la ville, annonçant minuit.
— Une nouvelle année, déclara Quintus.
— Et un nouveau consul, ajouta Atticus. Bravo, mon cher ami. Nous sommes fiers de toi.
Ils serrèrent la main de Cicéron et lui tapèrent dans le dos. Je ne pus cependant m’empêcher de remarquer que, si Rufus finit par faire de même, ce ne fut qu’à contrecœur. L’écho de leurs chaleureuses félicitations flotta brièvement dans l’air glacé et s’évanouit. Cicéron resta dans la rue pour saluer de la main leur voiture jusqu’à ce qu’elle disparaisse au coin de la rue. En se retournant pour rentrer à la maison, il trébucha légèrement et enfonça le pied dans la congère accumulée près de la porte. Il dégagea son soulier mouillé, le secoua avec emportement et jura. L’envie de lui dire que c’était un présage me démangeait, mais, heureusement me semble-t-il, je gardai le silence.
III
Je ne sais pas comment se déroule aujourd’hui la cérémonie d’entrée en fonction, maintenant que les magistrats les plus éminents ne sont plus que des garçons de course, mais à l’époque de Cicéron, le premier visiteur qui se présentait devant le nouveau consul le jour où il prêtait serment était toujours un membre du collège des augures. Par conséquent, juste avant l’aube, Cicéron se posta dans l’atrium avec Terentia et les enfants pour attendre l’arrivée de l’augure. Je savais qu’il n’avait pas bien dormi car je l’avais entendu remuer au-dessus de ma tête et faire les cent pas, comme toujours lorsqu’il réfléchissait. Mais il avait un pouvoir de récupération miraculeux et paraissait en pleine possession de ses moyens tandis qu’il se tenait là avec sa famille, tel un athlète qui s’est entraîné toute sa vie pour la course qu’il s’apprête enfin à disputer.
Quand tout fut prêt, je fis signe au portier, qui ouvrit le lourd battant de bois pour faire entrer les gardiens des poulets sacrés, les pularii — une demi-douzaine de bonshommes maigrichons qui n’étaient pas sans évoquer eux-mêmes des poulets. Derrière cette escorte venait l’augure, frappant le sol de son bâton recourbé et faisant l’effet d’un véritable géant avec tout son attirail : son grand chapeau conique et sa vaste robe violette. Le petit Marcus poussa un cri dès qu’il le vit s’engager dans le couloir, et se cacha derrière les jupes de Terentia. L’augure était alors Quintus Caecilius Metellus Celer, et il faut que je vous parle un peu de lui car il sera amené à jouer un rôle important dans la vie de Cicéron. Il revenait d’Orient où il s’était battu sous le commandement de Pompée le Grand, dont il était en fait le beau-frère, ce qui n’avait certainement pas entravé sa carrière. En tant que Metelli, il était plus ou moins prédestiné à devenir consul dans les deux ans qui suivraient : il prêtait d’ailleurs serment le jour même pour son élection à la préture. Il était marié à la belle Clodia, qui appartenait à la gens Claudia : l’un dans l’autre, on aurait difficilement pu trouver mieux introduit que Metellus Celer, qui était loin d’être aussi stupide qu’il le paraissait.
— Consul désigné, bonjour ! aboya-t-il comme s’il sonnait le réveil de ses légionnaires. Le grand jour est enfin arrivé. Que nous réservera-t-il ? Je me le demande.
— C’est toi, l’augure, Celer. Dis-le-moi.
Celer rejeta la tête en arrière et éclata de rire. Je découvris par la suite qu’il ne croyait pas davantage que Cicéron en la divination et n’appartenait au collège des augures que par opportunisme politique.
— Eh bien, je peux déjà te prédire une chose, répliqua-t-il, et c’est qu’il va y avoir du grabuge. Il y avait foule devant le temple de Saturne quand je suis passé. On dirait bien que César et ses amis ont enfin affiché leur grand projet de loi. Voilà bien un incroyable gredin !
Je me tenais juste derrière Cicéron et ne pus donc voir son visage, mais je sus au raidissement de ses épaules que la nouvelle le mit immédiatement sur ses gardes.
— Bon, reprit Celer en penchant la tête pour éviter une poutre basse, par où accède-t-on à ton toit ?
Cicéron conduisit l’augure vers l’escalier. En passant devant moi, il me chuchota sur un ton pressant :
— Va voir ce qui se passe, fais aussi vite que tu peux. Prends les garçons avec toi. Il faut que je connaisse chaque clause de ce texte.
Je fis signe à Sositheus et à Laurea de me suivre puis, précédés par deux esclaves munis de torches, nous descendîmes la colline. Nous eûmes du mal à trouver notre chemin dans l’obscurité, et le sol enneigé était semé d’embûches. Mais dès que nous arrivâmes au forum, j’aperçus des lumières qui brillaient devant nous, et nous nous dirigeâmes vers elles. Celer avait raison. On avait fixé un placard à l’endroit prévu, devant le temple de Saturne. Malgré l’heure et le froid, l’intérêt du public était tel qu’il y avait déjà plus d’une vingtaine de citoyens rassemblés pour lire le texte. Celui-ci était long, plusieurs milliers de mots disposés sur six panneaux, et portait le nom du tribun Rullus, bien que tout le monde sût que ses auteurs étaient en réalité César et Crassus. Je plaçai Sositheus sur le début, Laurea sur la fin, et je pris le milieu.
Nous œuvrâmes rapidement, sans tenir compte des commentaires des gens qui se plaignaient de ne plus rien voir. Lorsque nous eûmes tout recopié, la nuit prenait tout juste fin, cédant la place au premier jour de la nouvelle année. Il n’était nul besoin d’en étudier tous les détails pour savoir que ce projet de loi allait poser beaucoup de problèmes à Cicéron. Les domaines publics de Campanie devaient être saisis d’office et divisés en cinq mille fermes qui seraient distribuées gratuitement. Un collège élu de dix membres déciderait des attributions des terres et aurait tout pouvoir pour lever des impôts à l’étranger ainsi que pour acheter et vendre autant de terres en Italie qu’il le jugerait utile, sans avoir à en référer au sénat. Les patriciens seraient furieux, et le moment choisi pour faire connaître le texte de cette loi — quelques heures à peine avant le discours d’entrée en charge de Cicéron — ne visait ostensiblement qu’à mettre le consul sur la sellette.