« Eh bien, citoyens, ici même, dans ce tribunal, à ce jour et à cette heure, vous avez l’occasion de vous élever à une gloire immortelle. Qu’hybrida ait commis des erreurs, je n’en doute pas. Qu’il se soit attribué plus de largesses que la sagesse l’aurait exigé, je le concède avec tristesse. Mais regardez au-delà de ses péchés et vous verrez ce même homme qui s’est dressé avec moi contre le monstre qui, il y a quatre ans, menaçait cette ville. Sans son assistance, j’aurais été terrassé par un assassin dès le début de mon mandat. Il ne m’a pas abandonné alors, et je ne l’abandonnerai pas aujourd’hui. Votez l’acquittement, je vous en conjure : gardez-le ici, à Rome, et, par la grâce de nos dieux immémoriaux, nous ferons revivre la lumière de la liberté sur la cité de nos ancêtres.
Ainsi parla Cicéron, mais, quand il se rassit, il n’y eut que peu d’applaudissements, plutôt un brouhaha de stupéfaction parcourant le tribunal devant la teneur de ses propos. Ceux qui étaient d’accord avec lui étaient trop effrayés pour le soutenir ouvertement. Ceux qui n’étaient pas d’accord se sentaient trop intimidés par la puissance de sa rhétorique pour protester. Les autres — la majorité, me semble-t-il — ne savaient tout simplement que penser. Je cherchai Balbus dans la foule, mais il s’était éclipsé. Je rejoignis Cicéron avec mon polyptyque et le félicitai pour la force de ses remarques.
— Tu as tout noté ? demanda-t-il.
Je lui répondis que oui et il me pria de tout recopier au net dès que nous serions rentrés à la maison et de dissimuler le tout dans un endroit sûr.
— Je pense que César ne va pas tarder à en avoir une version, ajouta-t-il. J’ai vu ce reptile de Balbus écrire presque aussi vite que je pouvais parler. Nous devons nous assurer d’avoir une transcription précise au cas où l’affaire serait portée devant le sénat.
Je ne pus m’attarder plus longtemps pour lui parler car le préteur ordonnait que le jury votât sur-le-champ. Je contemplai le ciel. Je me souviens qu’on était en milieu de journée et que le soleil était haut et chaud. Je regagnai ma place et regardai l’urne passer de main en main et se remplir de jetons. Cicéron et Hybrida regardaient aussi, assis côte à côte, trop nerveux pour parler, et je repensai à tous ces procès que j’avais suivis et qui se terminaient tous exactement de la même façon, par cette horrible période d’attente. Puis les commis terminèrent enfin leur décompte et portèrent le résultat au préteur. Il se leva et nous l’imitâmes tous.
— La question posée devant cette cour est de savoir si Gaius Antonius Hybrida doit être condamné pour trahison en relation avec son gouvernement de la province de Macédoine. En faveur de la condamnation, quarante-sept voix, et en faveur de l’acquittement, douze voix.
Il y eut une explosion de joie de la part de la foule. Hybrida baissa la tête. Le préteur attendit que le bruit se fût apaisé.
— Gaius Antonius Hybrida est donc déchu à perpétuité de tous ses droits de propriété et de citoyenneté, et se verra à partir de minuit interdit de l’eau et du feu sur toutes les terres, provinces et colonies d’Italie, et quiconque cherchera à lui porter assistance sera soumis au même châtiment. La séance est levée.
Cicéron n’a pas perdu beaucoup d’affaires, mais à chaque fois que ce fut le cas, il mit un point d’honneur à féliciter son adversaire. Pas cette fois. Lorsque Rufus s’approcha avec sur le visage une expression de commisération, Cicéron lui tourna ostensiblement le dos, et je fus content de voir cette fripouille rester stupidement la main tendue. Il finit par hausser les épaules et tourna les talons. Quant à Hybrida, il fit preuve de philosophie.
— Eh bien, dit-il à Cicéron alors que je me trouvais à proximité et qu’il se préparait à être emmené par les licteurs, tu m’avais prévenu et, heureusement, j’ai un peu d’argent de côté pour voir venir pendant ma retraite. Il paraît en outre que la côte au sud de la Gaule ressemble beaucoup à la baie de Naples. Alors ne te fais pas de souci pour moi, Cicéron. Après ce discours, c’est pour toi-même que tu devrais t’inquiéter.
Environ deux heures plus tard — certainement pas plus —, la porte de Cicéron s’ouvrit brusquement et Metellus Celer apparut, visiblement très agité et demandant à voir mon maître. Cicéron dînait avec Terentia, et j’étais encore occupé à transcrire son discours. Mais je vis que c’était d’une extrême urgence, aussi le conduisis-je aussitôt à Cicéron.
Celui-ci était allongé sur un lit de repas et décrivait la fin du procès d’Hybrida quand Celer fit irruption dans la pièce et l’interrompit.
— Qu’as-tu dit à propos de César au tribunal, ce matin ?
— Bonjour à toi, Celer. J’ai lâché quelques vérités, c’est tout. Tu veux te joindre à nous ?
— Eh bien, ce devaient être des vérités plutôt dangereuses parce que Caius est en train de préparer une riposte d’envergure.
— Vraiment ? répliqua Cicéron avec un sang-froid affiché. Et quelle sera ma punition ?
— Au moment où nous parlons, il est au sénat et fait en sorte que mon porc de beau-frère puisse devenir plébéien !
Le calme étudié de Cicéron l’abandonna. Il se redressa avec une inquiétude si vive qu’il renversa son verre.
— Non, non, s’exclama-t-il, c’est impensable ! César ne lèverait pas le petit doigt pour aider Clodius — pas après ce qu’il a fait à sa femme.
— Tu te trompes. C’est exactement ce qu’il est en train de faire.
— Comment le sais-tu ?
— Ma tendre et chère épouse vient juste de prendre le plus grand plaisir à me l’annoncer.
— Mais comment est-ce possible ?
— Tu oublies qu’il est grand pontife. Il a convoqué une réunion d’urgence de la curie.
— Et ils sont en train d’approuver une adoption ?
— Tu as tout compris.
— Est-ce légal ? intervint Terentia.
— Depuis quand la légalité compterait-elle pour César ? commenta Cicéron avec amertume.
Il semblait terrassé et entreprit de se frotter vigoureusement le front, comme s’il allait faire apparaître comme par magie une solution miracle.
— Et si l’on demandait à Bibulus de déclarer les augures défavorables ?
— César y a pensé. Il a fait venir Pompée avec lui…
— Pompée ? Mais c’est à chaque instant plus désastreux !
Pompée est augure. Il a observé les cieux et décrété que les auspices étaient bons.
— Mais tu es augure. Ta parole ne peut-elle annuler la sienne ?
— Je peux essayer. En tout cas, nous devrions au moins descendre là-bas pour dénoncer cette mascarade.
Cicéron ne se le fit pas dire deux fois. Toujours chaussé de ses pantoufles, il se dépêcha de sortir de la maison à la suite de Celer pendant que je haletai dans leur dos avec leur suite. Les rues étaient calmes : César avait réagi si vite que rien de ce qui se passait n’avait filtré jusqu’au peuple. Malheureusement, le temps que traversions le forum au pas de course et ouvrions à la volée les portes de la curie, la cérémonie venait de s’achever — et quelle scène pitoyable nous attendait ! César se trouvait sur l’estrade à l’autre bout de la curie, vêtu de ses robes de grand pontife et entouré de ses licteurs. Pompée se trouvait près de lui, ridicule avec sa coiffe d’augure et sa baguette de devin. Plusieurs autres pontifes se tenaient près d’eux, et parmi eux Crassus, qui venait d’être coopté au collège sur ordre de César pour remplacer Catulus. Puis, rassemblés sur les bancs de bois tels des moutons parqués, il y avait les trente curions, qui étaient les chefs très âgés des tribus de Rome. Et enfin, pour compléter le tableau, Clodius aux boucles blondes se tenait agenouillé dans l’allée à côté d’un autre homme. Tout le monde se retourna au bruit que nous fîmes en entrant, et jamais je n’oublierai le petit sourire de triomphe sur le visage de Claudius lorsque le jeune homme s’aperçut que Cicéron le regardait — on aurait presque dit une expression de malice enfantine —, même si ce sourire fut presque aussitôt remplacé par un rictus de terreur en voyant son beau-frère s’avancer vers lui, suivi par Cicéron.