Выбрать главу

Je ne le contredis pas, même s’il était difficile d’imaginer les deux frères aînés, plutôt austères, impliqués dans ce genre de polissonneries.

Lorsque nous arrivâmes à Antium, le temps était inclément, avec des bourrasques de pluie en provenance de la mer.

Cicéron s’installa sur la terrasse, malgré la tempête, et contempla les vagues déchaînées contre l’horizon plombé pour essayer de trouver une issue à sa situation. Enfin, après deux jours de ce traitement, la tête beaucoup plus claire, il se retira dans sa bibliothèque.

— Quelles sont les seules armes que je possède, Tiron ? me demanda-t-il avant de répondre lui-même à sa question. Ça, dit-il en désignant ses livres. Les mots. César et Pompée ont leurs soldats, Crassus a sa fortune, Clodius ses gros bras dans la rue. Mes seules légions sont les mots. C’est par le langage que je me suis hissé dans la hiérarchie, et c’est grâce au langage que je survivrai.

Nous commençâmes donc à travailler sur ce qu’il intitula Histoire secrète de mon consulat — la quatrième et dernière version de son autobiographie, de loin la plus conforme à la réalité, dont il entendait se servir pour sa défense si jamais il devait passer en procès, et qui ne fut jamais publiée, mais sur laquelle je me suis appuyé pour rédiger ces mémoires. Il y consigna tous les faits concertant la relation entre César et Catilina, la façon dont Crassus avait défendu Catilina et l’avait soutenu financièrement avant de le trahir, et comment Pompée s’était servi de ses lieutenants pour tenter de prolonger et aggraver la crise afin de pouvoir prendre ce prétexte pour rentrer à Rome avec son armée. Il nous fallut deux semaines pour compiler l’ensemble, et j’en faisais en même temps une copie. Lorsque nous eûmes terminé, j’enveloppai chaque rouleau de l’original dans du lin puis dans de la toile enduite avant de glisser le tout dans une amphore que nous scellâmes à la cire. Puis, un matin, Cicéron et moi nous levâmes de bonne heure alors que le reste de la maisonnée dormait encore, et nous rendîmes dans le bois voisin pour l’enterrer entre un charme et un frêne.

— S’il m’arrive quoi que ce soit, me recommanda Cicéron, déterre-la et donne-la à Terentia en lui disant d’en faire ce qu’elle estimera le plus approprié.

Pour autant que je pouvais m’en rendre compte, il ne lui restait qu’un seul espoir de pouvoir éviter de passer en jugement : que la désillusion de Pompée concernant César finisse par le pousser à la rupture. Etant donné leurs caractères respectifs, cela ne paraissait pas une attente insensée, et Cicéron était à l’affût de la moindre nouvelle encourageante. Toutes les lettres de Rome étaient ouvertes avec empressement. Toutes les connaissances qui passaient par là en descendant vers la baie de Naples subissaient un véritable interrogatoire. Certaines informations paraissaient encourageantes. Pour faire un geste envers Cicéron, Pompée avait demandé à Clodius d’entreprendre une mission en Arménie au lieu de postuler au tribunat. Mais Clodius avait refusé. Pompée l’avait mal pris et s’était brouillé avec Clodius. César s’était rangé au côté de Pompée. Clodius s’était disputé avec César au point de le menacer, lorsqu’il serait tribun, d’abroger les lois du triumvirat. César s’était emporté contre Clodius. Pompée avait reproché à César de leur avoir collé ce plébéien-patricien ingouvernable sur les bras. Certains chuchotaient même que les deux grands hommes ne se parlaient plus. Cicéron était enchanté.

— Souviens-toi, Tiron : tous les régimes, aussi populaires et puissants qu’ils puissent être, finissent par tomber.

Certains signes indiquaient que celui-ci était peut-être déjà en train de s’effondrer. Et c’est peut-être ce qui serait arrivé si Cicéron n’avait pas pris des mesures spectaculaires pour le préserver.

Le coup tomba le premier jour de mai. C’était le soir après dîner, et Cicéron venait de s’assoupir sur son lit de repas quand une lettre d’Atticus arriva. Je dois expliquer que nous nous trouvions à cette époque dans sa villa de Formia, et qu’Atticus avait depuis peu regagné sa maison à Rome, d’où il envoyait à Cicéron plus ou moins quotidiennement toutes les informations qu’il pouvait glaner. Bien sûr, cela ne remplaçait pas la présence effective d’Atticus, mais les deux amis étaient cependant tombés d’accord sur le fait qu’il devait rester là-bas, où il serait plus utile à saisir ce qui se disait plutôt que sur la plage à compter les vagues. Terentia brodait dans un coin de la pièce, tout était paisible et j’hésitai à réveiller ou non Cicéron. Mais il avait déjà entendu le messager arriver, et sa main se tendit impérieusement.

— Donne-la-moi, commanda-t-il.

Je lui remis la lettre et sortis sur la terrasse. J’aperçus un point lumineux sur un bateau, au large, et je me demandais quels poissons se péchaient la nuit ou bien s’il s’agissait de poser des casiers à homards ou ce genre de choses — je n’ai jamais eu le pied marin —, quand j’entendis un rugissement venir du triclinium derrière moi.

Terentia leva vers Cicéron un regard consterné.

— Mais que se passe-t-il ? s’enquit-elle.

Je retournai dans la salle. Cicéron tenait la lettre froissée contre sa poitrine.

— Pompée s’est remarié, annonça-t-il d’une voix sépulcrale. Il a épousé la fille de César !

Contre les manœuvres de l’Histoire, il pouvait déployer tout un attirail : la logique, la ruse, l’ironie, l’esprit, l’éloquence, l’expérience, sa profonde connaissance du droit et des hommes. Mais contre l’alchimie de deux corps nus dans l’obscurité de la chambre à coucher, et contre les désirs, les liens et les engagements complexes qu’une telle intimité peut faire naître, il ne pouvait lutter. Aussi étrange que cela puisse paraître, la possibilité d’un mariage entre les deux ne lui était jamais venue à l’esprit. Pompée avait près de quarante-sept ans. Julia en avait quatorze. Seul César, vitupéra Cicéron, pouvait ainsi prostituer son enfant de façon aussi cynique, répugnante et dépravée. Il tempêta ainsi pendant une heure ou deux — « Vous imaginez : elle et lui, ensemble !  » —, puis, lorsqu’il se fut un peu calmé, il rédigea une lettre de félicitations aux deux jeunes mariés. Dès qu’il fut rentré à Rome, il alla les voir avec un cadeau. Je le portais pour lui dans un coffret en bois de santal, et, dès qu’il eut prononcé le discours qu’il avait préparé sur l’éclat céleste de leur union, je le déposai entre ses mains.

— Et maintenant, qui est chargé de recevoir les présents, dans cette maison ? demanda-t-il avec un sourire en esquissant un pas en direction de Pompée.

Celui-ci, naturellement, s’avança pour prendre le coffret, mais Cicéron se détourna brusquement et donna la boîte à Julia en s’inclinant. Elle rit, et, après un instant d’hésitation, Pompée l’imita tout en agitant le doigt pour le réprimander et le traitant de vilain garçon. Je dois avouer que Julia était devenue une jeune femme des plus charmantes — ravissante, gracieuse et visiblement aimable —, mais le plus étonnant était qu’on retrouvait cependant son père dans tous les traits de son visage et tous les mouvements de son corps. C’était comme si l’on avait vidé César de toute sa gaieté pour l’injecter dans sa fille. Et l’autre chose surprenante était qu’elle semblait sincèrement amoureuse de Pompée. Elle ouvrit le coffret, en sortit le cadeau de Cicéron — il s’agissait, si je me souviens bien, d’un ravissant plat en argent ciselé sur lequel il avait fait graver leurs initiales entremêlées —, et quand elle le montra à son époux, elle lui prit la main et lui caressa la joue au passage. Le visage de Pompée s’éclaira, et il déposa un baiser sur son front. Cicéron contemplait l’heureux couple avec le sourire crispé d’un invité qui vient d’avaler quelque chose qu’il déteste mais ne veut surtout pas que ses hôtes le sachent.