— Il faut absolument que tu reviennes nous voir bientôt, dit Julia. Je voudrais te connaître mieux. Mon père dit que tu es l’homme le plus intelligent de Rome.
— C’est très aimable de sa part, mais c’est, hélas, un titre que je dois lui concéder.
Pompée insista pour raccompagner lui-même Cicéron à la porte.
— N’est-elle pas délicieuse ?
— Absolument.
— Pour te parler franchement, Cicéron, je suis plus heureux avec elle que je ne l’ai jamais été avec aucune femme que j’ai connue. Elle me donne l’impression d’avoir rajeuni de vingt ans. Ou plutôt de trente.
— À ce rythme-là, tu vas bientôt retomber en enfance, plaisanta Cicéron. Encore toutes mes félicitations.
Nous avions atteint l’atrium — d’où je remarquai que la casaque d’Alexandre le Grand et la tête incrustée de perles de Pompée avaient disparu. Cicéron reprit :
— Et je suppose que les relations avec ton nouveau beau-père sont au beau fixe ?
— Oh, César n’est pas un mauvais bougre une fois qu’on sait s’y prendre avec lui.
— Vous êtes complètement réconciliés ?
— Nous n’avons jamais été divisés.
— Et moi, qu’est-ce que je deviens ? éclata Cicéron, incapable de contenir plus longtemps ses véritables sentiments.
On aurait dit un amant délaissé.
— Qu’est-ce que je suis censé faire de ce monstre, Clodius, que vous avez créé tous les deux dans le seul but de me tourmenter ?
— Mon cher ami, ne t’inquiète pas pour ça un seul instant ! Il parle beaucoup mais il ne le pense pas vraiment. Et si jamais les choses s’envenimaient, il devrait me passer sur le corps pour pouvoir t’atteindre.
— Vraiment ?
— Absolument.
— C’est un engagement formel ?
Pompée parut blessé.
— T’ai-je jamais laissé tomber ?
Peu après, le mariage porta son premier fruit. Pompée se leva au sénat et lut une motion : étant donné la perte épouvantable etc., etc., de Metellus Celer, la province qui lui avait été allouée avant sa mort — la Gaule transalpine — serait transférée à Jules César, à qui le vote du peuple avait accordé la Gaule cisalpine ; ce commandement unifié permettrait désormais de réprimer plus facilement toute future rébellion ; et, compte tenu de la nature instable de la région, il conviendrait d’attribuer à César une légion supplémentaire, portant à cinq les forces totales à sa disposition.
César, qui tenait la chaise, demanda s’il y avait des objections. Il tourna la tête à droite et à gauche par deux fois, vérifiant que personne ne voulait intervenir, et s’apprêtait à passer « à un autre sujet » quand Lucullus se leva. Le vieux général patricien frisait alors la soixantaine — dédaigneux, félin, mais encore imposant.
— Pardonne-moi, César, dit-il, mais vas-tu aussi retenir la province de Bithynie ?
— Certainement.
— Tu gouverneras donc trois provinces.
— Oui.
— Mais la Bithynie est à des milliers de milles de la Gaule ! s’exclama Lucullus avec un rire moqueur en cherchant autour de lui quelqu’un qui partageât son amusement.
Personne ne se joignit à lui.
— Nous connaissons tous la géographie, Lucullus, merci, répliqua César à mi-voix. Quelqu’un d’autre veut prendre la parole ?
Mais Lucullus refusa d’en rester là.
— Et la durée de ton mandat, insista-t-il, sera bien de cinq ans ?
— Oui. Le peuple en a décidé. Pourquoi ? Désires-tu t’opposer à la volonté du peuple ?
— Mais c’est absurde ! s’écria Lucullus. Pères conscrits, nous ne pouvons laisser un seul individu, aussi habile fût-il, contrôler vingt-deux mille hommes aux frontières mêmes de l’Italie pendant cinq années. Que se passerait-il s’il devait y avoir des attaques lancées contre Rome ?
Cicéron faisait partie des sénateurs qui s’agitaient, mal à l’aise, sur leurs bancs de bois inconfortables. Mais aucun d’eux, pas même Caton, ne voulut se bagarrer sur ces questions parce qu’ils n’avaient aucune chance de gagner. Lucullus, visiblement surpris par ce manque de soutien, s’assit, l’air maussade, et croisa les bras.
Pompée intervint :
— Je crains que notre ami Lucullus n’ait passé trop de temps avec ses poissons. Les choses ont changé, ces derniers temps à Rome.
— De toute évidence, marmonna Lucullus, assez fort pour que tout le monde entende. Et pas pour le mieux.
À ces mots, César se leva. Il avait une expression froide et résolue, presque aussi inhumaine qu’un masque de Thrace.
— Je pense que Lucius Lucullus a oublié qu’il a commandé plus de légions que moi en son temps, et pendant plus de cinq ans, et pourtant, la tâche d’en finir avec Mithridate a dû être terminée par mon valeureux gendre.
Les partisans de la Bête à trois Têtes poussèrent un rugissement approbateur.
— Je pense qu’une enquête devrait être ouverte sur la période où Lucius Lucullus a été commandant en chef, peut-être dirigée par un tribunal d’exception. Je suis sûr que les finances de Lucius Lucullus supporteront sans problème un examen approfondi. Le peuple aimerait savoir d’où il tient son immense fortune. Et je crois qu’en attendant, Lucius Lucullus devrait présenter des excuses à cette assemblée pour ses insinuations insultantes.
Lucullus jeta un coup d’œil autour de lui. Personne ne croisa son regard. Se faire traîner devant un tribunal d’exception à son âge, en ayant tant à expliquer, serait insupportable. Il se leva en déglutissant avec peine.
— Si mes paroles t’ont offensé, César… commença-t-il.
— À genoux ! hurla César.
Lucullus parut soudain très vieux et dérouté.
— Quoi ? demanda-t-il.
— Il doit présenter des excuses à genoux ! répéta César.
Il m’était insupportable de regarder, et en même temps impossible de détourner les yeux, car la fin d’une grande carrière est un spectacle impressionnant à voir, un peu comme la chute d’un arbre vénérable. Pendant encore un instant, Lucullus resta debout. Puis, avec force craquements de jointures raidies par les années de campagnes militaires, il se plia d’abord sur un genou puis sur l’autre, et baissa la tête devant César pendant que le sénat regardait en silence.
Quelques jours plus tard, Cicéron dut à nouveau mettre la main au porte-monnaie pour acheter un autre cadeau de mariage, cette fois pour César.
Tout le monde avait supposé que si César se remariait, ce serait avec Servilia, qui était sa maîtresse depuis plusieurs années et dont le mari, l’ancien consul Junius Silanus, venait de mourir. Et en fait, vers cette époque, on prétendit même que ce mariage avait eu lieu un soir où Servilia assista à un dîner en arborant une perle qui lui avait été offerte, disait-elle, par le consul et valait six mille pièces d’or. Mais non : la semaine suivante, César prit pour femme la fille de Lucius Calpurnius Pison, une grande fille maigre et sans grâce d’une vingtaine d’années dont personne n’avait jamais entendu parler. Après longue réflexion, Cicéron décida de ne pas envoyer son cadeau à César par courrier mais de le lui porter lui-même. Cette fois encore, c’était un plat d’argent marqué aux initiales des mariés, et cette fois encore, il était rangé dans un coffret de santal et fut confié à ma garde. Comme prévu, j’attendis devant la curie la fin de la séance, et, dès que Cicéron et César en sortirent ensemble, je m’avançai avec le coffret.