— Ce n’est qu’un petit présent de la part de Terentia et de la mienne pour vous souhaiter, à toi et à Calpurnia, un long et heureux mariage, dit Cicéron en me prenant la boîte des mains pour la donner à César.
— Merci, répliqua César, comme c’est gentil à toi, et, sans même y jeter un coup d’œil, il la remit à l’un de ses serviteurs. Peut-être, ajouta-t-il, pendant que tu es en veine de générosité, nous donneras-tu aussi ton vote.
— Mon vote ?
— Oui, le père de ma femme se présente au consulat.
— Ah, fit Cicéron, son visage s’éclairant soudain d’une lueur de compréhension, tout s’explique. Franchement, je me demandais pourquoi tu épousais Calpurnia.
— Au lieu de Servilia ? dit César en souriant avec un haussement d’épaules. C’est de la politique.
— Et comment va Servilia ?
— Elle comprend.
César parut sur le point de s’éloigner puis se ravisa, comme s’il venait de penser à quelque chose.
— À propos, que comptes-tu faire au sujet de notre ami commun, Clodius ?
— Je n’y ai pas du tout réfléchi, répondit Cicéron (ce qui était un mensonge, bien sûr — en vérité, il ne pensait guère à autre chose).
— Tu as bien raison, commenta César. Il ne vaut pas la peine qu’on gaspille ses capacités mentales pour lui. Mais je me demande quand même ce qu’il fera quand il sera tribun.
— Je pense qu’il va engager des poursuites contre moi.
— Il ne faut pas t’en inquiéter. Tu peux le battre devant n’importe quel tribunal de Rome.
— Il doit le savoir aussi. Je suppose donc qu’il se choisira un terrain plus favorable. Un tribunal spécial quelconque — du moment qu’il pourra être certain que je serai jugé par l’ensemble du peuple romain sur le Champ de Mars.
— Cela rendrait les choses plus difficiles pour toi.
— J’ai toutes les preuves nécessaires et je suis prêt à me défendre. Et puis, il me semble bien me souvenir que je t’ai déjà battu sur le Champ de Mars, quand tu as fait passer Rabirius en procès.
— Ne me parle pas de ça ! J’en porte encore les cicatrices !
Le rire bref et sans joie de César s’interrompit aussi brusquement qu’il avait éclaté.
— Ecoute, Cicéron, si jamais il devient une menace, n’oublie jamais que je serai prêt à t’aider.
Visiblement pris de court par une telle proposition, Cicéron demanda :
— Vraiment ? Comment ?
— Avec ce commandement multiple, je serai très pris par mes campagnes militaires. J’aurai besoin d’un légat pour s’occuper de l’administration civile en Gaule. Tu serais parfait pour ce poste. Tu n’aurais pas à passer beaucoup de temps sur place… tu pourrais rentrer à Rome aussi souvent que tu voudras. Et si je te mets sur la liste de mon état-major, cela te donne l’immunité contre toute poursuite. Penses-y. Maintenant, si tu veux bien m’excuser…
Et avec un salut poli de la tête, il se dirigea vers la dizaine de sénateurs qui réclamaient à grands cris un mot avec lui.
Cicéron le regarda partir avec stupéfaction.
— C’est une belle proposition, dit-il, très belle, même. Il faut que nous lui envoyions une lettre pour dire que nous allons y réfléchir, juste pour avoir une trace écrite.
C’est exactement ce que nous fîmes. Et comme César y répondit le jour même pour confirmer que la charge de légat serait pour lui s’il la voulait, Cicéron commença pour la première fois à reprendre confiance.
Cette année-là, les élections eurent lieu plus tard que d’habitude, grâce aux intercessions répétées de Bibulus sous prétexte que les augures étaient défavorables. Mais le jour fatidique ne put être repoussé éternellement et, en octobre, Clodius put assouvir l’ambition si chère à son cœur et remporta haut la main l’élection au tribunat de la plèbe. Cicéron s’épargna le supplice d’aller écouter les résultats sur le Champ de Mars. De toute façon, il n’en eut pas besoin : nous pûmes entendre les clameurs d’excitation sans même avoir à quitter la maison.
Au dixième jour de décembre, Clodius prêta serment et fut investi des pouvoirs de tribun. Cette fois aussi, Cicéron resta confiné dans sa bibliothèque. Mais les acclamations étaient telles qu’il ne put y échapper malgré les portes et volets clos. Un peu plus tard, il apprit que Clodius avait déjà affiché le détail des lois qu’il entendait faire passer sur les murs du temple de Saturne.
— Il ne perd pas de temps, commenta Cicéron, la mine sombre. Très bien, Tiron. Descends voir ce que nous réserve notre petite Reine de Beauté.
Vous devinez mon inquiétude tandis que je descendais les marches conduisant au forum. Le rassemblement avait pris fin, mais de petits groupes s’attardaient encore et discutaient de ce qu’ils venaient d’entendre. L’atmosphère était à l’excitation, comme s’ils venaient d’assister à un événement extraordinaire et éprouvaient le besoin d’échanger leurs impressions. Je gagnai le temple de Saturne et dus jouer des coudes pour arriver à voir de quoi il s’agissait. Quatre projets de loi étaient placardés. Je sortis mon style et ma tablette de cire. La première loi devait empêcher qu’un consul puisse à l’avenir agir comme Bibulus en limitant le droit ancestral de consulter les auspices. La deuxième réduisait les pouvoirs des censeurs de destituer les sénateurs. La troisième rétablissait les réunions de confréries populaires (ces confréries avaient été supprimées par le sénat six ans plus tôt parce qu’elles nuisaient à la tranquillité publique). Et la quatrième — celle qui faisait visiblement parler tout le monde — ordonnait, pour la première fois dans l’histoire romaine, une distribution mensuelle gratuite de blé.
Je résumai chacune des lois et courus à la maison en rapporter la substance à Cicéron. Il avait déroulé l’histoire secrète de son consulat devant lui et s’apprêtait à travailler sur sa défense. Lorsque je lui eus relaté ce que Clodius se proposait de faire, il s’adossa dans son siège, profondément perplexe.
— Alors, pas un mot me concernant ?
— Aucun.
— Ne me dis pas qu’il a l’intention de me laisser tranquille après toutes ses menaces !
— Peut-être qu’il n’est pas aussi sûr de lui qu’il le prétend.
— Relis-moi ces textes.
J’obéis, et il écouta, yeux mi-clos, se concentrant sur chaque mot.
— Tout cela est très populiste, fit-il observer lorsque j’eus terminé. Du pain gratuit à vie. Des fêtes à tous les coins de rue. Pas étonnant qu’il ait été élu avec une telle majorité.
Il réfléchit un instant.
— Tu sais ce qu’il attend de moi, Tiron ?
— Non.
— Il attend que je m’oppose à ses lois, pour le simple fait que c’est lui qui les a proposées. Il veut que je m’y oppose en réalité. Comme ça, il pourra dire à tous : « Regardez Cicéron, l’ami des riches ! Il pense que manger convenablement et s’amuser un peu est bon pour les sénateurs, mais malheur aux pauvres qui réclament un peu de pain et la possibilité de se détendre après une dure journée de travail ! » Tu vois ? Il veut m’inciter à m’opposer à lui avant de me traîner devant la plèbe sur le Champ de Mars pour m’accuser de me comporter en roi. Eh bien, il peut toujours attendre. Je ne lui donnerai pas cette satisfaction. Je vais lui montrer que je peux jouer au plus malin.