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Je ne sais pas, si Cicéron s’y était employé, jusqu’où il aurait pu faire capoter les lois de Clodius. Il avait un tribun docile, Ninnius Quadratus, prêt à user de son veto pour son compte. Et les citoyens respectables, tant au sénat que parmi les chevaliers, auraient été nombreux à lui venir en aide. C’étaient des hommes qui pensaient que le blé distribué gratuitement rendrait les pauvres dépendants de l’État et leur ferait perdre tout sens moral. Il en coûterait au trésor cent millions de sesterces par an et rendrait l’État lui-même dépendant de ses revenus de l’étranger. Ils estimaient également que ces confréries de quartier favoriseraient les activités immorales, et qu’il valait mieux laisser aux cultes religieux officiels le soin d’organiser des activités de groupes. Sur ces questions, ils avaient peut-être raison, mais Cicéron était plus souple. Il reconnaissait que les temps avaient changé.

— Pompée a inondé cette république d’argent facile, me dit-il, c’est cela qu’ils oublient. Une centaine de millions n’est rien pour lui. Il faut donc que les pauvres aient leur part ou bien ils auront notre tête — et avec Clodius, ils se sont trouvé un chef.

Cicéron décida donc de ne pas s’élever contre les lois clodiennes, et pendant un bref et dernier instant — semblable à la dernière lueur d’une chandelle crachotante —, il regagna un peu de son ancienne popularité. Il demanda à Quadratus de ne rien faire, se refusa à condamner le projet de Clodius et fut acclamé dans la rue quand il annonça qu’il ne s’opposerait pas aux lois proposées. Le 1er janvier, lorsque le sénat se réunit sous la direction des deux nouveaux consuls, on lui accorda de prendre la parole en troisième après Pompée et Crassus — ce qui était une marque d’honneur. Et lorsque le consul en charge, Calpurnius Pison, beau-père de César, le pria de donner son opinion, il profita de l’occasion pour prononcer l’un de ses grands appels à l’unité et à la réconciliation.

— Je ne m’opposerai ni ne ferai obstruction ni ne chercherai à contrecarrer les lois qui nous ont été présentées par notre collègue Clodius, dit-il, et je prie pour que de ces temps difficiles puisse naître une nouvelle concorde entre le sénat et le peuple.

Ces paroles furent accueillies par une grande ovation, et lorsque ce fut à Clodius de répondre, il fit un discours tout aussi flatteur.

— Il n’y a pas si longtemps, Marcus Cicéron et moi-même entretenions une relation des plus amicales, déclara-t-il, les yeux embués de larmes d’une émotion sincère. Je crois que le mal qui nous a séparés était l’œuvre d’une certaine personne de son entourage (tout le monde comprenait qu’il s’agissait là d’une référence à Terentia, qu’on disait jalouse de Clodia), et j’applaudis à sa position d’homme d’État responsable face aux demandes raisonnables du peuple.

Deux jours plus tard, dès que les lois clodiennes furent promulguées, les confréries populaires se rassemblèrent pour fêter leur rétablissement, faisant résonner d’exaltation les collines et les vallées de Rome. Loin d’être une manifestation spontanée, ces rassemblements furent soigneusement orchestrés par le lieutenant de Clodius, un scribe appelé Clœlius. Pauvres, affranchis et esclaves pourchassèrent des porcs à travers la ville et les sacrifièrent, sans piètre pour superviser les rites, avant de les faire rôtir au coin des rues. Loin d’arrêter les festivités à la tombée de la nuit, ils allumèrent des torches et des feux, et continuèrent de chanter et de danser (il faisait très doux pour la saison, et cela contribue toujours à grossir les foules). Ils burent jusqu’à en vomir. Ils forniquèrent dans les rues. Ils formèrent des bandes rivales et se battirent jusqu’à ce que le sang coule dans les caniveaux. Dans les quartiers les plus huppés, surtout sur le Palatin, les nantis se terrèrent dans leurs maisons et attendirent la fin de cette agitation dionysienne. Cicéron observa tout cela depuis sa terrasse, et je me rendis compte qu’il se demandait déjà s’il n’avait pas commis une erreur. Mais, quand Quadratus vint le prier de rassembler d’autres magistrats en ville pour tenter de disperser la foule, il répondit qu’il était trop tard — l’eau avait largement atteint son point d’ébullition, et le couvercle ne pourrait plus rester en place sur la marmite.

Vers minuit, le vacarme commença à faiblir. Les rues se calmèrent à l’exception de ronflements sonores qui s’élevaient çà et là du forum tels des coassements de crapauds-buffles dans un marais. Je me couchai avec soulagement. Mais, une ou deux heures plus tard, je fus réveillé par un bruit. C’était très distant et, dans la journée, nul n’y aurait prêté attention : seuls l’heure et le silence environnant le rendaient menaçant. C’était un bruit de marteau s’abattant sur des briques.

Je pris une lampe, montai au rez-de-chaussée, ouvris la porte de derrière et gagnai la terrasse. La cité était encore très sombre et l’atmosphère douce. Je ne voyais rien. Mais les coups, qui provenaient de l’est du forum, étaient plus nets au-dehors et, en tendant l’oreille, je pus distinguer des martellements bien distincts — des coups isolés, ou le plus souvent en rafales, du métal contre la pierre, qui résonnaient par toute la cité endormie. Le son était si continu que j’estimais qu’il devait y avoir une bonne dizaine d’équipes travaillant de conserve. Il y avait des cris occasionnels, et soudain un bruit de gravats renversés. C’est alors que je pris conscience que je n’entendais pas un chantier de construction, mais une entreprise de démolition.

Fidèle à son habitude, Cicéron se leva peu après l’aube et je le rejoignis comme de coutume dans la bibliothèque pour voir s’il avait besoin de quelque chose.

— Tu as entendu ces coups de marteau, cette nuit ? me demanda-t-il.

Je lui répondis que oui. Il pencha la tête de côté pour écouter.

— Tout est silencieux maintenant. Je me demande quels dégâts il y a pu avoir. Descendons voir ce que ces vauriens ont fabriqué.

Il était encore trop tôt pour que les clients de Cicéron fussent arrivés, et la rue était déserte. Nous nous rendîmes au forum accompagnés par un serviteur solidement bâti, et, au début, tout nous parut normal hormis les tas de détritus, vestiges des réjouissances de la veille, et les quelques corps étendus, ivres morts. Mais lorsque nous arrivâmes devant le temple de Castor, Cicéron s’immobilisa et poussa un cri d’horreur. L’édifice avait été affreusement défiguré. L’escalier qui permettait d’accéder à la façade à colonnes avait été abattu, de sorte que celui qui voulait pénétrer dans le temple se retrouvait à présent face à un mur dénudé deux fois haut comme un homme. Les mœllons avaient été rassemblés pour former un parapet, et le seul accès au temple se faisait par le biais de deux échelles, chacune gardée par des hommes armés de marteaux de forgeron. Le mur de briques rouges ainsi exposé était horrible à voir, évoquant une plaie à vif après une amputation. De grandes pancartes avaient été clouées dessus, sur lesquelles on pouvait lire : « P. CLODIUS PROMET DE DISTRIBUER DU BLÉ AU PEUPLE ». Une deuxième pancarte proclamait : « MORT AUX ENNEMIS DU PEUPLE ROMAIN ». Une troisième affichait : « PAIN ET LIBERTÉ ». Il y avait d’autres affiches plus détaillées accrochées à hauteur d’homme et qui ressemblaient de loin à des projets de loi. Une quarantaine de citoyens s’amassaient devant pour les lire. Au-dessus de leur tête, sur le parvis du temple, une rangée d’hommes se tenaient immobiles, tels les personnages d’une frise. Nous nous rapprochâmes et je reconnus plusieurs lieutenants de Clodius — Clœlius, Patina, Scaton, Pola Servius : beaucoup des vauriens qui avaient soutenu Catilina en son temps. Un peu plus loin, je repérai Marc Antoine et Caelius Rufus, puis Clodius lui-même.