— C’est monstrueux, commenta Cicéron en secouant la tête avec emportement. C’est un sacrilège, une honte…
Je pris soudain conscience que si nous pouvions voir les coupables de cette abomination, ils pouvaient certainement nous voir aussi. Je touchai le bras de Cicéron.
— Pourquoi n’attendrais-tu pas ici, sénateur, que j’aille voir ce qu’il y a sur ces pancartes ? suggérai-je. Il ne serait peut-être pas très sage que tu t’approches. Ils n’ont pas l’air commodes.
Je me frayai rapidement un chemin jusqu’au mur sous le regard de Clodius et de ses acolytes. De chaque côté, il y avait des hommes aux bras tatoués et cheveux coupés court qui s’appuyaient sur leur gros marteau et me dévisageaient d’un œil vindicatif. Je parcourus rapidement les panneaux du regard. Comme je l’avais deviné, il s’agissait de nouveaux projets de loi, deux projets en fait. L’un touchait à l’allocation des provinces consulaires pour l’année suivante et attribuait la Macédoine à Calpurnius Pison et la Syrie (me semble-t-il me souvenir) à Aulus Gabinius. L’autre était très bref, pas plus d’une ligne : « Il sera considéré comme un crime capital de donner l’eau et le feu à quiconque a mis à mort des citoyens romains sans procès équitable. »
Je fixai le texte d’un regard stupide, sans en saisir tout de suite la signification. Qu’il fût tourné contre Cicéron ne laissait aucun doute ; mais il ne le nommait pas. Il semblait davantage conçu pour effrayer ses partisans que pour le menacer directement. Mais alors, comme si mon cœur se retournait dans ma poitrine, je compris la ruse diabolique derrière les mots, et sentis la bile me monter à la gorge au point que je dus faire effort pour ravaler le fiel et ne pas vomir sur-le-champ. Je reculai loin du mur comme si les mâchoires de Hadès venaient de s’ouvrir devant moi, et ne cessai de trébucher en arrière, incapable de détacher mon regard des mots inscrits, augmentant la distance entre eux et moi en espérant qu’ils allaient disparaître. Je finis par lever les yeux et vis Clodius qui m’examinait, le sourire aux lèvres, appréciant visiblement ce qu’il voyait, puis je fis demi-tour et retournai au plus vite auprès de Cicéron.
Il vit tout de suite à mon expression que la situation était mauvaise.
— Alors ? demanda-t-il anxieusement. Qu’est-ce que c’est ?
— Clodius a sorti une loi concernant Catilina.
— Pour me viser ?
— Oui.
— Cela ne peut être aussi mauvais que ce qu’annonce ta figure ! Mais au nom du ciel, qu’y est-il dit sur moi ?
— Ton nom n’est même pas mentionné.
— Mais de quoi s’agit-il, alors ?
— Selon cette loi, c’est un crime capital de donner l’eau et le feu à quiconque a mis à mort des citoyens romains sans procès équitable.
Sa bouche s’ouvrit. Il avait toujours eu l’esprit plus vif que moi et il comprit immédiatement toutes les implications possibles.
— Alors c’est tout ? Une seule ligne ?
— C’est tout, dis-je en baissant la tête. Je regrette infiniment.
Cicéron me saisit le bras.
— Donc le crime sera en fait de m’aider à rester en vie ? Ils ne m’accorderont même pas un procès ?
Soudain, son regard se porta par-dessus mon épaule, vers le temple défiguré. Je me retournai et vis Clodius qui agitait le bras — un geste lent et moqueur, comme s’il saluait quelqu’un qui partait sur un bateau pour un très long voyage. En même temps, certains des hommes de main du tribun commencèrent à descendre les échelles.
— Je crois que nous ferions mieux de partir d’ici, dis-je.
Cicéron ne broncha pas. Ses lèvres remuaient mais seul en sortait un faible râle. On aurait dit qu’on l’étranglait. Je regardai à nouveau vers le temple. Les hommes étaient descendus et se dirigeaient vers nous.
— Sénateur, appelai-je fermement, nous devons vraiment partir.
Je fis signe à son garde du corps de lui prendre l’autre bras et nous le tirâmes hors du forum et dans l’escalier qui partait à l’ascension du Palatin. La troupe de vauriens nous poursuivit et des débris du temple commencèrent à voler dans notre direction. Un fragment de brique acéré heurta Cicéron sur l’arrière du crâne et le sénateur poussa un cri. La volée de projectiles ne cessa que lorsque nous eûmes gravi la moitié de la côte.
Lorsque nous pûmes enfin nous mettre à l’abri à la maison, nous fûmes accueillis par la foule de ses visiteurs du matin. Ne sachant pas ce qui venait de se passer, ils se précipitèrent comme d’habitude vers Cicéron avec leurs pauvres lettres, leurs pétitions et leurs humbles visages suppliants. Cicéron, encore sous le choc, les contempla d’un regard vide et me dit d’une voix morne de les renvoyer — de « les renvoyer tous » —, avant de monter à sa chambre d’un pas chancelant.
Une fois les clients éconduits, je donnai l’ordre de mettre la barre et le verrou sur la porte d’entrée, puis j’arpentai les salles de réception en me demandant ce qu’il convenait de faire. J’attendis que Cicéron descende me donner des ordres, mais les heures passaient et il n’apparaissait toujours pas. Terentia finit pas me faire venir. Elle triturait un mouchoir entre ses mains, ne cessant de le serrer autour de ses doigts osseux dépourvus de bagues. Elle demanda ce qui se passait. Je lui répondis que je ne savais pas exactement.
— Ne me mens pas, esclave ! Pourquoi ton maître est-il effondré sur son lit et refuse-t-il de bouger ?
Sa colère me poussa à capituler.
— Il a… il a… commis une erreur, bégayai-je.
— Une erreur. Quel genre d’erreur ?
J’hésitai. Je ne savais pas par où commencer. Il y avait eu tant d’erreurs : elles s’étendaient derrière nous comme autant d’îlots sur la mer, tout un archipel de bêtises. Mais peut-être le terme « erreur » ne convenait-il pas. Peut-être aurait-il été plus précis de les appeler des conséquences — les conséquences inéluctables d’un acte commis par un grand homme pour des raisons honorables… n’est-ce pas ainsi, en fait, que les Grecs définissent la tragédie ?
— Il a laissé ses ennemis prendre le contrôle du centre de Rome.
— Et qu’est-ce qu’ils font, exactement ?
— Ils préparent une loi qui va faire de lui un hors-la-loi.
— Alors il faut qu’il se ressaisisse et qu’il les combatte !
— Il serait très dangereux pour lui de s’aventurer hors de la maison.
Au moment même où je parlais, j’entendais la foule dans la rue vociférer « À mort le tyran ! ». Terentia l’entendit aussi. À mesure qu’elle écoutait, je vis la peur crisper son visage.
— Qu’allons-nous faire, alors ?
— Nous pourrions peut-être attendre la nuit et quitter Rome ? suggérai-je.
Elle me dévisagea et, malgré sa crainte, je pus reconnaître pendant un instant dans ses yeux sombres la lueur qui avait animé son ancêtre — celui qui s’était battu à la tête d’une cohorte contre Hannibal.
— Mais au moins, m’empressai-je d’ajouter, nous pourrions reprendre toutes les mesures de précaution que nous avons observées quand Catilina était en vie.
— Envoie un message à ses collègues, ordonna-t-elle. Demande à Hortensius, Lucullus — tous ceux à qui tu peux penser — de venir immédiatement. Va chercher Atticus. Organise le nécessaire pour assurer notre sécurité. Et fais venir les médecins.
J’obéis en tous points. On ferma les volets. On fit venir en toute hâte les frères Sextus. Je fis même revenir le chien de garde, Sargon, de sa retraite dans une ferme à l’extérieur de la ville. En début d’après-midi, la maison avait commencé à se peupler de visages amis, même si la plupart arrivaient traumatisés par l’expérience d’avoir à traverser les huées de la foule. Seuls les médecins refusèrent de venir : ils avaient appris l’affichage de la loi de Clodius et invoquèrent la peur d’être poursuivis.