Lorsque nous rentrâmes, Cicéron se trouvait toujours sur le toit, assis pour la toute première fois de l’Histoire sur sa chaise curule en ivoire. Il faisait affreusement froid là-haut, la neige s’accrochait encore aux tuiles et au parapet. Cicéron était emmitouflé dans un pan d’étoffe qui lui remontait presque au menton, et il était coiffé d’un curieux bonnet à poils, avec des rabats qui lui recouvraient les oreilles. Celer se tenait à côté, entouré par les pularii. Il fendait le ciel avec son bâton, cherchant avec lassitude la moindre trace d’oiseau ou d’éclair. Mais l’air était parfaitement calme et limpide, et il n’arrivait visiblement à rien. Dès qu’il m’aperçut, Cicéron saisit les tablettes de ses mains gantées de mitaines et se mit à les parcourir rapidement. Les petits cadres de bois reliés entre eux par des charnières cliquetèrent, clic, clic, clic tandis qu’il assimilait chaque page.
— C’est le projet de loi du parti populaire ? s’enquit Celer qui, alerté par le bruit, se retourna brusquement.
— Oui, répondit Cicéron en déchiffrant le texte avec une grande rapidité, et ils n’auraient pu concevoir un projet plus susceptible de déchirer la république !
— Faut-il que tu en parles dans ton discours d’entrée ? demandai-je.
— Bien entendu. Pourquoi crois-tu qu’ils l’ont affiché justement maintenant ?
— Aucun doute qu’ils ont choisi leur moment, commenta Celer. Un nouveau consul. Son premier jour d’exercice. Aucune expérience militaire. Pas de grande famille derrière lui. Ils te mettent à l’épreuve, Cicéron.
Un cri retentit au bas de la rue. Je regardai par-dessus le parapet. Une foule se formait pour accompagner Cicéron à la cérémonie de son entrée en fonctions. De l’autre côté de la vallée, les temples du Capitole commençaient à se découper nettement sur le ciel matinal.
— N’était-ce pas un éclair ? demanda Celer au gardien des poulets sacrés le plus proche. Par Jupiter, je voudrais que c’en soit un. Je me les gèle.
— Si tu as vu un éclair, augure, c’est qu’il a dû y en avoir un, répondit le gardien des poulets.
— Très bien, alors, c’était un éclair, sur la gauche. Écris-le, mon garçon. Félicitations, Cicéron — c’est un présage favorable. Allons-y.
Mais Cicéron ne semblait pas avoir entendu. Il était assis, immobile sur son siège, le regard rivé droit devant lui. Celer lui posa la main sur l’épaule au passage.
— Au fait, mon cousin, Quintus Metellus, m’a prié de te transmettre son meilleur souvenir, et aussi de te rappeler qu’il attend toujours à l’extérieur de la ville ce triomphe que tu lui as promis en échange de sa voix. Licinius Lucullus aussi, d’ailleurs. N’oublie pas qu’ils peuvent compter sur des centaines de vétérans. Si l’on en arrive vraiment à la guerre civile — comme cela paraît vraisemblable —, ce sont eux qui pourront venir rétablir l’ordre.
— Merci, Celer, répliqua Cicéron. Faire venir les soldats dans Rome, voilà qui va certainement nous éviter une guerre civile.
Cette remarque se voulait sarcastique, mais je crois bien que le sarcasme rebondit sur les Celer de ce monde comme une flèche d’enfant sur une armure. Celer quitta le toit de Cicéron tout imbu de sa propre importance. Je demandai à Cicéron s’il avait besoin de quelque chose.
— Oui, me répondit-il sombrement. D’un nouveau discours. Laisse-moi un moment.
Je m’exécutai et descendis en essayant de ne pas penser à la tâche que le consul devait à présent affronter : s’exprimer sans préparation devant six cents sénateurs, au sujet d’un projet de loi compliqué qu’il venait juste de découvrir et avec la certitude que tout ce qu’il pourrait dire mettrait forcément l’une ou l’autre faction en fureur. Je sentais mon ventre se liquéfier à cette seule idée.
La maison se remplissait rapidement, non seulement des clients de Cicéron mais aussi des sympathisants qui arrivaient de la rue. Cicéron avait ordonné que l’on ne comptât pas à la dépense pour son entrée en charge et, dès que j’émettais une réserve concernant le coût de ces largesses, il me répondait toujours avec un sourire :
— La Macédoine paiera.
Tous ceux qui se présentaient se voyaient donc offrir des figues et du miel. Atticus, qui figurait parmi les dirigeants de l’ordre équestre, avait amené avec lui un gros détachement des chevaliers partisans de Cicéron ; du vin chaud aux épices leur fut servi dans le tablinum, ainsi qu’aux sénateurs les plus proches de Cicéron mobilisés par Quintus. Servius ne se montrait toujours pas. Je réussis à faire savoir à Quintus et à Atticus que le projet de loi du parti populaire avait été affiché, et qu’il était mauvais.
Pendant ce temps, les flûtistes engagés profitaient également des largesses de la maison, de même que les percussionnistes et les danseurs, les représentants des quartiers et des sièges des tribus, et, bien sûr, les fonctionnaires qui accompagneraient Cicéron tout au long de son consulat : scribes, huissiers, copistes et crieurs du Trésor ainsi que douze licteurs fournis par le sénat pour assurer la protection du consul. Il ne manquait plus à la fête que son acteur principal, et plus le temps passait, plus il m’était difficile d’expliquer son absence, car tout le monde avait alors entendu parler de la loi et voulait savoir comment Cicéron projetait de réagir. Je ne pouvais que répondre qu’il prenait encore les auspices et descendait tout de suite. Terentia, parée de ses nouveaux bijoux, me glissa l’ordre de prendre le contrôle de la situation avant que la maison ne soit entièrement dépouillée, aussi recourus-je à la ruse : j’envoyai deux esclaves chercher la chaise curule sur le toit avec pour instructions de dire à Cicéron que l’on réclamait le symbole de son autorité pour conduire la procession — une excuse qui avait le mérite d’être vraie.
Le stratagème fonctionna, et Cicéron descendit tout de suite — dépouillé, à mon grand soulagement, de son bonnet en poils de lapin. Son apparition suscita une gaieté volubile de la part de l’assemblée, que le vin chaud avait déjà mise en joie. Cicéron me rendit les tablettes de cire sur lesquelles figurait le texte du projet de loi, et me chuchota de les apporter à la cérémonie. Puis il monta sur une chaise, salua la compagnie d’un grand geste cordial et demanda aux officiers du Trésor de lever la main. Plus d’une vingtaine de personnes s’exécutèrent. (Aussi étonnant que cela puisse paraître aujourd’hui, c’était le nombre total des hommes qui, à l’époque, administraient l’Empire romain depuis son centre.)
— Messieurs, commença-t-il en posant la main sur mon épaule, je vous présente Tiron, qui est mon secrétaire personnel depuis bien avant que je ne sois sénateur. Vous devrez considérer un ordre de lui comme un ordre de moi, et toute affaire qu’il est bon de discuter avec moi comme susceptible d’être abordée avec lui. Je préfère les rapports écrits aux rapports verbaux. Je me lève tôt et travaille tard. Je ne tolérerai ni pots-de vin ni corruption ni rumeurs sous aucune forme. Souvenez-vous-en et nous nous entendrons très bien. Et maintenant : au travail !
Après cette petite allocution qui me laissa rougissant, les licteurs reçurent leurs nouvelles verges ainsi qu’une bourse chacun, puis la chaise curule de Cicéron fut enfin descendue du toit et présentée à la foule. Elle seule suscita des cris d’admiration et une salve d’applaudissements, ce qui était mérité car elle était sculptée en ivoire de Numidie et avait coûté plus de cent mille sesterces (« La Macédoine paiera ! »). Tout le monde but encore un peu de vin — le petit Marcus lui-même en prit dans un gobelet d’ivoire —, les joueurs de flûte se mirent à jouer et nous sortîmes dans la rue pour commencer la longue traversée de la ville.