Atticus monta voir Cicéron et revint très troublé.
Il a le visage tourné contre le mur, me dit-il, et il refuse de parler.
— Ils l’ont privé de sa voix, expliquai-je, et que devient Cicéron sans sa voix ?
Une réunion se tint dans la bibliothèque pour décider de ce qu’il convenait de faire : Terentia, Atticus, Hortensius, Lucullus, Caton. J’ai oublié qui d’autre était présent. Je restais silencieux, abasourdi, dans cette pièce où j’avais passé tant d’heures avec Cicéron. J’écoutais les autres et me demandais comment ils pouvaient discuter ainsi de son avenir en son absence. On aurait dit qu’il était déjà mort. L’étincelle qui animait cette maison — l’esprit, l’intelligence vive, l’ambition motrice — semblait s’être enfuie par la porte, comme lorsque quelqu’un passe de vie à trépas. De toutes les personnes présentes, c’était Terentia qui gardait la tête la plus froide.
— Reste-t-il une chance pour que cette loi ne soit pas votée ? demanda-t-elle à Hortensius.
— Pas vraiment, non, répondit-il. Clodius a reproduit à la perfection la stratégie de César, et il a clairement l’intention de se servir de la foule pour contrôler l’assemblée populaire.
— Qu’en est-il du sénat ?
— Nous pourrions adopter une résolution pour le soutenir. Je suis certain que nous le ferons — je vais moi-même en proposer une — mais Clodius n’en tiendra pas compte. Maintenant, si Pompée ou César devaient s’élever contre cette loi, évidemment, là, cela ferait une différence. César a une armée cantonnée à moins d’un mille du forum. Et l’influence de Pompée est immense.
— Et si cette loi passe, reprit Terentia, qu’est-ce qu’il me reste à faire ?
— Ses propriétés seront toutes saisies — cette maison, ce qu’elle contient, tout. Si tu essayes de l’aider en quelque façon que ce soit, tu seras arrêtée. Je crains que sa seule chance ne soit de quitter Rome sur-le-champ, dès qu’il sera un peu remis, et de s’éloigner de l’Italie avant que la loi ne soit effective.
— Pourrait-il venir chez moi, en Épire ? demanda Atticus.
— Alors tu serais passible de poursuites à Rome. Il faudrait être très courageux pour lui donner asile. Il devra voyager incognito et ne cesser de se déplacer avant qu’on découvre son identité.
— Cela élimine donc toutes mes propriétés, j’en ai bien peur, intervint Lucullus. La plèbe serait trop heureuse de s’en prendre à moi.
Il roula les yeux, comme un cheval affolé. En fait, il ne s’était jamais remis de son humiliation au sénat.
— Puis-je dire quelque chose ? demandai-je.
— Bien sûr, Tiron, répondit Atticus.
— Il y a une autre option, avançai-je en regardant vers le plafond, sans savoir si Cicéron aurait voulu que je révèle cela ou non. Cet été, César a proposé au maître de devenir son légat en Gaule, ce qui lui donnerait l’immunité.
Caton parut horrifié.
— Mais cela ferait de Cicéron son débiteur et le rendrait encore plus puissant qu’il ne l’est déjà ! Dans l’intérêt de l’État, j’espère vraiment que Cicéron va décliner l’offre.
— Dans l’intérêt de l’amitié, j’espère qu’il la saisira, commenta Atticus. Qu’en penses-tu, Terentia ?
— Mon mari décidera, déclara-t-elle simplement.
Lorsqu’ils furent tous partis, en promettant de revenir le lendemain, elle monta voir Cicéron, puis redescendit et m’appela.
— Il refuse de manger, dit-elle.
Elle avait les yeux humides, mais elle pointait son menton étroit dans ma direction tout en parlant.
— Bon, qu’il se laisse aller au désespoir s’il ne peut pas faire autrement, mais je dois veiller aux intérêts de cette famille, et nous n’avons pas beaucoup de temps. Je veux que tu fasses emballer et emporter tout le contenu de cette maison. Nous pourrons en remiser une partie à notre ancien domicile — il y a de la place puisque Quintus n’est pas là —, et Lucullus veut bien prendre le reste en charge. Cet endroit est surveillé, aussi faudra-t-il procéder pièce par pièce pour éviter d’éveiller les soupçons, en commençant par les objets les plus précieux.
C’est donc ce que nous fîmes en nous y mettant le soir même et poursuivant notre tâche au cours des jours et des nuits qui suivirent. C’était un soulagement d’avoir quelque chose à faire pendant que Cicéron demeurait cloîtré dans sa chambre et refusait de voir qui que ce fût. Nous cachions monnaie et bijoux dans des amphores de vin et d’huile d’olive que nous charriions de l’autre côté de la ville. Nous dissimulions la vaisselle d’or et d’argent sous nos vêtements et nous efforcions de marcher le plus normalement possible jusqu’à la maison de l’Esquilin, où nous nous déshabillions avec un bruit métallique. Les bustes anciens étaient emmaillotés dans des linges et portés dans les bras de jeunes esclaves comme si c’étaient des bébés. Certains des meubles les plus encombrants étaient démontés et emportés en chariot comme étant du bois de chauffe. Tapis et tapisseries étaient enveloppés dans des draps et transportés vers les blanchisseurs avant d’être secrètement détournés vers leur cachette, dans la demeure de Lucullus qui se trouvait au-delà de la porte Fontinale, juste au nord de la cité.
Je me chargeai seul de vider la bibliothèque de Cicéron, remplissant des poches de ses documents les plus personnels pour les porter moi-même à la cave de notre ancienne maison. Lors des trajets, je prenais bien soin d’éviter le quartier général de Clodius, au temple de Castor, où ses hommes attendaient en bandes, prêts à pourchasser Cicéron s’il osait montrer le bout de son nez. Une fois cependant, je m’attardai à l’arrière d’un rassemblement pour écouter Clodius en personne dénoncer Cicéron depuis la tribune aux harangues. Il avait la mainmise sur toute la ville. César se trouvait avec son armée sur le Champ de Mars et se préparait à partir en Gaule. Pompée avait déserté la cité et connaissait la félicité conjugale avec Julia dans sa maison des monts Albains. Les consuls dépendaient de Clodius pour leurs provinces. Clodius, de son côté, avait appris à exciter les foules comme un gigolo caresse sa maîtresse. Il les faisait rugir d’extase. Je ne pus supporter d’en regarder davantage.
Nous gardâmes le déménagement du bien le plus précieux de Cicéron pour la toute fin. Il s’agissait d’une table en citronnier qui lui avait été offerte par un client et qui valait, disait-on, un demi-million de sesterces. Nous ne pûmes la démonter, aussi décidâmes-nous de la transporter de nuit chez Lucullus, où elle se glisserait sans problèmes au milieu de ses meubles cossus. Nous la chargeâmes à l’arrière d’un char à bœufs, la recouvrîmes de balles de foin et nous mîmes en route pour le trajet de deux bons milles. Le contremaître de Lucullus nous retrouva à la porte. Il tenait un fouet court à la main et nous dit qu’une esclave nous indiquerait où porter la table. Nous dûmes nous y mettre à quatre pour la soulever, puis l’esclave nous fit traverser des salles immenses et sonores avant de nous désigner un endroit où la déposer. J’avais le cœur qui battait vite, et pas seulement à cause du poids de notre fardeau mais parce que j’avais eu le temps de la reconnaître. Comment aurais-je pu l’oublier ? Je m’endormais presque toutes les nuits avec son visage en tête. Je mourais évidemment d’envie de lui poser un millier de questions, mais je craignais d’attirer l’attention sur elle devant le contremaître. Elle nous fit ensuite reprendre le chemin inverse pour retourner au grand hall d’entrée et je ne pus m’empêcher de remarquer sa maigreur, son épuisement marqué par l’affaissement de ses épaules, et les cheveux gris qui parsemaient déjà sa chevelure sombre. Elle endurait visiblement une existence plus rude que celle à laquelle elle avait été habituée à Misène — c’est une existence capricieuse que celle des esclaves, soumise non tant à son statut lui-même qu’au caractère du maître, et Lucullus ne devait même pas savoir que son esclave existait. La porte d’entrée était ouverte. Mes compagnons la franchirent. Juste avant de les suivre, je murmurai son nom, « Agathe ! ». Elle se retourna avec lassitude et me regarda, visiblement étonnée que quelqu’un pût l’appeler par son nom, mais je ne vis aucun signe qu’elle m’eût reconnu dans ses yeux sans vie.