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XIX

Le lendemain matin, je m’entretenais avec l’intendant quand j’aperçus Cicéron qui descendait prudemment l’escalier pour la première fois depuis quinze jours. J’en eus le souffle coupé. On aurait dit un spectre. Au lieu de sa toge habituelle, il portait une vieille tunique noire pour montrer qu’il était en deuil. Il avait les joues creuses, les cheveux emmêlés et un début de barbe blanche qui le faisait ressembler à un vieux clochard. Lorsqu’il arriva en bas, il s’immobilisa. À ce moment, la maison avait été presque entièrement vidée. Il écarquilla ses yeux stupéfaits devant les murs et sols nus de l’atrium. Il se rendit d’un pas traînant dans sa bibliothèque. Je le suivis et le regardai depuis l’embrasure de la porte inspecter les placards vides. On ne lui avait laissé qu’une chaise et une petite table. Sans se retourner, il dit d’une voix d’autant plus terrible qu’elle était très calme :

— Qui a fait cela ?

— La maîtresse a pensé que ce serait une précaution raisonnable, répondis-je.

— Une « précaution raisonnable » ?

Il passa la main sur les niches vides. Toute la bibliothèque était en bois de rose et avait été superbement réalisée suivant ses plans.

— Plutôt un coup de poignard dans le dos, oui !

Il examina la poussière laissée sur le bout de ses doigts.

— Elle n’a jamais aimé cet endroit.

Puis, toujours sans me regarder, il lâcha :

— Fais préparer une voiture.

— Bien sûr, répondis-je, puis j’hésitai. Pourrais-je connaître la destination afin d’indiquer au conducteur où il devra se rendre ?

— Ne t’occupe pas de la destination. Contente-toi de me trouver cette fichue voiture.

Je partis demander au garçon d’écurie d’amener la voiture devant la porte puis allai trouver Terentia pour lui dire que le maître prévoyait de sortir. Elle me regarda avec inquiétude et se rendit précipitamment dans la bibliothèque. Pratiquement toute la maisonnée avait appris que Cicéron s’était enfin levé, et tout le monde s’était regroupé dans l’atrium, fasciné et inquiet, sans même faire semblant de travailler. Je ne pouvais pas le leur reprocher : leur sort, comme le mien, était entièrement lié à celui du maître. Nous entendîmes des éclats de voix, et Terentia sortit bientôt de la bibliothèque en courant, les joues trempées de larmes.

— Va avec lui, me dit-elle avant de s’enfuir à l’étage.

Cicéron apparut quelques instants plus tard, renfrogné mais semblant être plus ou moins redevenu lui-même, comme si le fait de se disputer avec sa femme lui avait insufflé comme une bouffée d’énergie. Il alla à la porte d’entrée et ordonna au portier de l’ouvrir. Celui-ci me regarda comme s’il cherchait confirmation. J’acquiesçai d’un bref signe de tête.

Comme d’habitude, il y avait des manifestants dans la rue, mais beaucoup moins qu’au moment où la loi interdisant à Cicéron l’eau et le feu avait été promulguée. La populace, pareille au chat devant un trou de souris, s’était lassée d’attendre en vain sa victime. Cependant, ce qu’ils avaient perdu en nombre, ils le compensaient en venin ; ils déclenchèrent un grand vacarme de « Tyran ! », « Assassin ! » et « À mort ! », et se précipitèrent en avant dès que Cicéron apparut. Il monta sans attendre dans la voiture et je l’imitai. Un garde du corps était posté sur le toit, avec le cocher, et il se baissa pour me demander où nous nous rendions. J’interrogeai Cicéron du regard.

— Chez Pompée, dit-il.

— Mais Pompée n’est pas à Rome, protestai-je tandis que des poings commençaient à marteler les flancs de la voiture.

— Où est-il donc ?

— Chez lui, dans les Monts Albains.

— Tant mieux, répliqua Cicéron. Il ne s’attendra pas à me voir.

Je criai au cocher d’aller à la porte Capène et, avec un claquement de fouet et une dernière explosion de cris et de coups sur les parois de bois, nous partîmes d’un bond.

Le trajet dut nous prendre au moins deux heures et, pendant tout ce temps, Cicéron ne proféra pas un mot et resta recroquevillé dans un coin de la voiture, ses jambes repliées loin de moi, comme s’il voulait se ramasser dans le moins d’espace possible. Ce ne fut que lorsque nous prîmes la route qui conduisait à la longue allée de gravier de Pompée qu’il se déplia et regarda par la fenêtre les jardins luxuriants peuplés de topiaires et de statues.

— Je vais lui faire honte pour le pousser à m’offrir sa protection, dit-il, et s’il persiste à refuser, je me tuerai à ses pieds et il sera à tout jamais maudit par l’Histoire pour sa lâcheté. Tu crois que ce sont des paroles en l’air ? Je suis tout à fait sérieux.

Il porta la main à la poche de sa tunique et me montra un petit couteau dont la lame n’était pas plus grande que la main. Il me sourit. Il semblait s’être laissé gagner par la folie.

Nous nous arrêtâmes devant une grande villa de campagne, et l’intendant de la maison de Pompée se précipita pour nous ouvrir la portière. Cicéron était venu ici d’innombrables fois. L’esclave le connaissait très bien. Mais son sourire de bienvenue s’éteignit sur son visage lorsqu’il vit l’apparence négligée de Cicéron et sa tunique noire. Affolé, il esquissa un pas en arrière.

— Tu sens ça, Tiron ? demanda Cicéron en me tendant le dos de sa main.

Puis il porta ses doigts à ses narines et renifla.

— C’est l’odeur de la mort !

Il émit un petit rire étrange et descendit de voiture pour entrer directement dans la maison en lançant par-dessus son épaule à l’intendant :

— Va chercher ton maître. Je connais le chemin.

Je le suivis dans un grand salon rempli de tapis, de tapisseries et de meubles anciens. Des souvenirs des nombreuses campagnes de Pompée étaient exposés dans des vitrines — poteries rouges vernissées d’Hispanie, sculptures en ébène d’Afrique, argenterie ciselée d’Orient. Cicéron s’assit sur un sofa à haut dossier recouvert de soie ivoire et je me tins à l’écart, près d’une des portes qui ouvraient sur une terrasse bordée de bustes des grands hommes de l’Antiquité. Derrière la terrasse, un jardinier poussait une brouette remplie de feuilles mortes. Je sentais de loin le parfum d’un feu, hors de vue. Cela m’apparut comme une scène tellement ordonnée et civilisée — une telle oasis de paix dans la folie de toutes nos terreurs — que je ne l’ai jamais oubliée. Puis il y eut un petit bruit de pas, et la femme de Pompée apparut, accompagnée par ses servantes, qui étaient toutes plus âgées qu’elle. Elle ressemblait à une poupée avec ses frisettes sombres et sa robe verte toute simple. Elle avait une écharpe autour du cou. Cicéron se leva et lui baisa la main.