— Je suis très désolée, dit Julia, mais mon mari est sorti.
Elle rougit et regarda vers la porte. Elle n’était visiblement pas habituée à mentir.
Le visage de Cicéron s’affaissa légèrement, mais il se ressaisit.
— Cela ne fait rien, dit-il. Je vais attendre.
Julia jeta un nouveau coup d’œil vers la porte et j’eus soudain le sentiment que Pompée se trouvait juste derrière et lui indiquait par signes ce qu’elle devait dire.
— Je ne sais pas trop quand il reviendra, protesta-t-elle.
— Je suis sûr qu’il va arriver, déclara Cicéron d’une voix forte à l’intention de quiconque pouvait écouter. Pompée le Grand ne saurait revenir sur sa parole.
Il s’assit et, après un instant d’hésitation, Julia fit de même, croisant sagement ses petites mains blanches sur ses genoux. Elle finit par demander :
— Ton voyage a-t-il été agréable ?
— Fort agréable, merci.
Le silence s’installa à nouveau. Cicéron mit la main dans la poche de sa tunique, là où se trouvait le petit poignard. Je vis qu’il le retournait entre ses doigts.
— As-tu vu mon père, récemment ? s’enquit Julia.
— Non, j’ai été souffrant.
— Oh ? Je suis désolé de l’apprendre. Je ne l’ai pas vu non plus depuis longtemps. Il doit partir incessamment pour la Gaule, et alors je ne sais pas quand je le reverrai. J’ai de la chance de ne pas avoir à rester toute seule. C’était affreux quand il était en Hispanie.
— Et la vie d’épouse te convient ?
— Oh, c’est merveilleux ! s’exclama-t-elle avec un ravissement non feint. Nous restons ici tout le temps. Nous n’allons jamais nulle part, c’est notre monde à nous.
— Ce doit être agréable. Comme c’est charmant. Une existence insouciante. Je vous envie.
La voix de Cicéron se brisa et il retira la main de sa poche pour la porter à son front. Il baissa les yeux sur le tapis. Son corps se mit à trembler légèrement et je m’aperçus avec horreur qu’il pleurait. Julia se leva vivement.
— Ce n’est rien, assura-t-il. Vraiment. C’est cette satanée maladie…
Julia hésita, puis elle se pencha et lui toucha l’épaule.
— Je vais lui redire que tu es ici, dit-elle doucement.
Elle quitta la pièce avec ses servantes. Après son départ, Cicéron soupira, s’essuya le nez sur sa manche et regarda devant lui. La fumée aromatique du feu de feuilles mortes envahit la terrasse. L’heure passa. La lumière commença à décliner et le visage de Cicéron, creusé par son jeûne prolongé, donna prise aux ombres. Je finis par lui murmurer à l’oreille que si nous ne partions pas maintenant, nous n’arriverions jamais à Rome avant la nuit. Il hocha la tête et je l’aidai à se lever.
Alors que nous nous éloignions de la villa, je regardai en arrière et, aujourd’hui encore, je suis sûr d’avoir vu la pleine lune pâle du visage de Pompée, qui nous contemplait depuis une fenêtre du premier étage.
Dès que la nouvelle de la trahison de Pompée se sut, Cicéron fut considéré comme fini, et je fis discrètement mes bagages au cas où nous devrions fuir Rome au plus vite. Cela ne signifie pas que tout le monde lui tourna le dos. Ils furent des centaines à prendre le deuil en signe de solidarité, et le sénat faillit voter de revêtir le noir pour montrer son soutien. Une grande manifestation de chevaliers venus de toute l’Italie fut organisée sur le Capitole par Aelius Lamia, et une délégation conduite par Hortensius demanda instamment aux consuls de prendre la défense de Cicéron. Mais Pison et Gabinius refusèrent tous les deux. Ils savaient qu’il était du pouvoir de Clodius de décider quelles provinces leur seraient ou non allouées, et ils cherchaient par dessus tout à s’attirer ses bonnes grâces. Ils allèrent jusqu’a interdire aux sénateurs de porter le deuil et expulsèrent le vaillant Lamia de la cité sous le prétexte qu’il menaçait la paix civile.
À chaque fois que Cicéron cherchait à s’aventurer dehors, il se trouvait entouré d’une foule moqueuse et vindicative, et malgré la protection organisée par Atticus et les frères Sextus, l’expérience demeurait fort déplaisante et risquée. Les partisans de Clodius lui jetaient des pierres et des excréments, le contraignant à battre en retraite dans sa maison pour se laver la tête et nettoyer sa tunique. Il alla chercher le consul, Pison, et finit par le dénicher dans une taverne, où il le supplia d’intercéder en sa faveur, mais en vain. Après cela, il resta confiné chez lui. Mais même là, il ne connut guère de répit. Pendant la journée, les manifestants se rassemblaient sur le forum et scandaient des slogans en direction de la maison, traitant sans cesse Cicéron d’assassin. Nos nuits étaient immanquablement ponctuées de bruits de course dans la rue, de cris d’insulte et de fracas de projectiles s’écrasant sur le toit. Lors d’un immense rassemblement public organisé par les tribuns à l’extérieur de la cité, on demanda à César son avis sur la loi clodienne. Il déclara que bien qu’il se fût opposé à l’exécution des conjurés, il était contre les lois rétroactives. C’était une réponse d’une grande habileté politique, et lorsqu’il en eut connaissance, Cicéron ne put que secouer la tête en signe d’admiration. À partir de ce moment, il sut qu’il n’y avait plus d’espoir, et bien qu’il ne retournât pas se terrer dans son lit, il se laissa envahir par une profonde léthargie et refusa souvent de rencontrer ses visiteurs.
Il y eut cependant une exception d’importance. La veille du jour où la loi de Clodius devait prendre effet, Crassus vint le voir et, à ma surprise, Cicéron accepta de le recevoir. Je suppose qu’il était à ce moment dans un tel état de désespoir qu’il était prêt à accepter de l’aide de qui la proposerait. Le scélérat arriva plein de paroles de commisération à la bouche. Mais pendant tout le temps qu’il disait sa stupeur devant ce qui s’était passé et son dégoût devant la trahison de Pompée, ses yeux scrutaient les murs nus et cherchaient à évaluer les biens qui restaient.
— Si je peux faire quelque chose, assura-t-il, n’importe quoi…
— Je ne crois pas qu’il y ait grand-chose à faire, merci, dit Cicéron, qui regrettait visiblement d’avoir laissé entrer son vieil ennemi. Nous savons tous les deux comment fonctionne la politique. Tôt ou tard, nous finissons tous par connaître l’échec. Mais au moins, ajouta-t-il, j’ai la conscience tranquille. Vraiment, je ne veux pas te faire perdre ton temps davantage.
— Et de l’argent ? L’argent ne peut pas remplacer ce qu’on a de plus cher dans la vie, je sais, mais il peut se révéler utile dans l’exil, et je serais d’accord pour t’avancer une somme considérable.
— C’est très aimable de ta part.
— Je pourrais te donner, disons, deux millions. Cela pourrait-il t’aider ?
— Naturellement. Mais si je suis en exil, comment pourrais-je espérer te rembourser un jour ?
Crassus regarda autour de lui, comme s’il cherchait une solution.
— Tu pourrais me remettre les actes de propriété de cette maison, je suppose.
Cicéron le dévisagea avec incrédulité.
— Tu veux cette maison que je t’ai payée trois millions et demi ?
— Et tu as fait une excellente affaire. Tu ne peux pas le nier.
— Eh bien, justement, c’est une raison de plus pour ne pas te la rendre pour deux millions.
— J’ai bien peur qu’une propriété ne vaille que ce que l’acheteur est prêt à la payer, et cette maison ne vaudra plus rien dans deux jours.