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— Pourquoi dis-tu cela ?

— Parce que Clodius a l’intention de la brûler et de faire élever à sa place un temple à la déesse Liberté, et ni toi ni personne ne pourra faire quoi que ce soit pour l’en empêcher.

Après un moment de silence, Cicéron demanda à mi-voix :

— Comment le sais-tu ?

— C’est mon travail, de savoir ce genre de choses.

— Pourquoi voudrais-tu acheter deux millions de sesterces un bout de terre calcinée avec un temple dessus ?

— Il faut savoir prendre des risques dans les affaires.

— Au revoir, Crassus.

— Réfléchis, Cicéron. Ne sois pas aussi bête et entêté. C’est deux millions ou rien.

— J’ai dit, au revoir, Crassus.

— D’accord, deux millions et demi ?

Cicéron ne répondit pas. Crassus secoua la tête.

— C’est exactement le genre d’arrogance insensée qui t’a amené à cette situation, dit-il en se levant. Je me réchaufferai les mains sur ton incendie.

Le lendemain, une réunion des principaux partisans de Cicéron fut convoquée pour décider de ce qu’il convenait de faire. La réunion devait avoir lieu dans la bibliothèque et je dus fouiller la maison pour trouver assez de sièges afin que chacun pût s’asseoir. J’en dénichai une vingtaine. Atticus arriva le premier, suivi par Caton, puis Lucullus et, après un long moment, Hortensius. Tous eurent beaucoup de mal à franchir la foule qui occupait toutes les rues adjacentes, surtout Hortensius, qui fut particulièrement malmené et arriva le visage égratigné et la toge souillée d’excréments. C’était perturbant de voir un homme à l’apparence d’habitude si soignée arriver dans un tel état physique et nerveux. Nous attendîmes de voir si quelqu’un d’autre se présenterait, mais personne ne vint. Tullia, après des adieux déchirants à Cicéron, avait déjà quitté Rome avec son mari pour se mettre à l’abri à la campagne, aussi le seul membre présent de la famille était-il Terentia. Je pris des notes.

Si Cicéron fut consterné de constater que les vastes foules qu’il drainait autrefois s’étaient réduites à ce petit groupe, il n’en montra rien.

— En ce jour cruel, déclara-t-il, je veux vous remercier, vous tous qui vous êtes battus si vaillamment pour soutenir ma cause. L’adversité fait partie de la vie — même si je ne la recommande pas nécessairement, vous me comprenez (mes notes font état de rires) —, et elle permet au moins de nous montrer la vraie nature des hommes, et de même que j’ai révélé ma faiblesse, j’ai pu découvrir votre force.

Il s’interrompit et s’éclaircit la gorge. Je crus qu’il allait à nouveau céder aux larmes, mais cette fois, il se reprit :

— Alors, cette loi doit donc prendre effet ce soir à minuit ? Il n’y a pas de doute là-dessus, si je comprends bien ?

Il les interrogea du regard. Tous quatre secouèrent la tête.

— Non, répondit Hortensius, pas le moindre doute.

— Dans ce cas, que me reste-t-il comme options ?

— Il me semble que tu en as trois, dit Hortensius. Tu peux faire comme si la loi n’existait pas, rester à Rome et espérer que tes amis continueront de te soutenir, quoique à partir de demain, cela deviendra plus dangereux que cela ne l’est aujourd’hui. Tu peux quitter la ville ce soir, pendant qu’il est encore légal pour les gens de t’aider, et espérer pouvoir quitter l’Italie sans encombre. Ou tu peux aller voir César et lui demander si son offre tient toujours, et revendiquer l’immunité qui va avec la charge de légat.

— Il y a une quatrième option, bien sûr, intervint Caton.

— Oui ?

— Il pourrait se suicider.

Il y eut un profond silence, puis Cicéron demanda :

— Quel en serait le bénéfice ?

— Du point de vue stoïque, le suicide a toujours été considéré comme un acte de défi pour le sage, et c’est aussi un droit naturel de mettre fin à ses angoisses. Et puis, franchement, ce serait un exemple de résistance à la tyrannie qui ferait date dans l’Histoire.

— Tu penses à une méthode en particulier ?

— Oui. À mon avis, tu devrais t’emmurer dans cette maison et te laisser mourir de faim.

— Je ne suis pas d’accord, intervint Lucullus. Si c’est le martyre que tu recherches, Cicéron, pourquoi prendre la peine de te tuer toi-même ? Pourquoi ne pas rester en ville et défier tes ennemis d’essayer ? Tu auras au moins une chance de survivre. Et si tu meurs, l’opprobre du crime retombera sur eux.

— Être assassiné ne nécessite aucun courage, rétorqua Caton avec mépris, alors que le suicide est un acte viril et volontaire.

— Et toi, Hortensius, quel est ton conseil ? questionna Cicéron.

— Quitte la ville, répondit-il aussitôt. Reste en vie.

Il effleura son front du bout des doigts et sentit le trait de sang qui avait séché dessus.

— Je suis allé voir Pison aujourd’hui. En privé, il compatit avec toi pour la façon dont tu as été traité. Donne-nous le temps d’œuvrer pour faire abroger la loi de Clodius pendant que tu seras en exil volontaire. Je suis certain que tu reviendras un jour avec les honneurs.

— Atticus ?

— Tu connais mon point de vue, dit Atticus. Tu te serais épargné bien des malheurs si tu avais commencé par accepter l’offre de César.

— Et toi, Terentia ? Qu’en dis-tu, ma chère ?

Elle avait pris le deuil, comme son mari, et, avec son visage pâle dans ses vêtements noirs, elle était devenue notre Électre. Elle s’exprima avec une grande intensité :

— Notre existence actuelle est intolérable. L’exil volontaire m’apparaît comme une lâcheté. Et tu peux toujours essayer d’expliquer ton suicide à ton fils de six ans. Tu n’as pas le choix. Va voir César.

L’après-midi touchait à sa fin — un soleil rouge sombrait derrière les arbres dénudés et une douce brise printanière apportait du forum la clameur incongrue de « Mort au tyran ! ». Les autres sénateurs et leur suite sortirent par la porte d’entrée pour faire diversion pendant que Cicéron et moi quittions la maison par-derrière. Cicéron avait une vieille couverture brune remontée sur la tête et ressemblait exactement à un mendiant. Nous descendîmes rapidement l’escalier de Cacus pour prendre la route de l’Étrurie et nous glissâmes dans la foule qui sortait de la ville par la porte du fleuve. Personne ne nous importuna ni même ne nous accorda un regard.

J’avais envoyé un esclave en avant avec un message pour César l’informant que Cicéron désirait le voir, et l’un de ses officiers, coiffé d’un casque à plumet rouge, nous attendait à la porte. Il fut très décontenancé par l’apparence de Cicéron, mais se ressaisit assez vite pour esquisser une ébauche de salut avant de nous escorter sur le Champ de Mars. Il y avait là une immense ville de tentes qui avaient été dressées pour loger les nouvelles légions de César, et, alors que nous la traversions, je remarquai partout des signes que l’armée levait le camp et s’apprêtait à partir pour la Gaule : on comblait les fosses à déchets, on rasait les remparts de terre et on chargeait des chariots de fournitures diverses. L’officier expliqua à Cicéron qu’ils avaient ordre de se mettre en route vers le nord avant l’aube du lendemain. Il nous conduisit à une tente nettement plus grande que les autres, érigée sur une petite éminence à l’écart, et arborant pour enseigne de légion un aigle planté au bout d’une hampe. Le soldat nous pria d’attendre puis souleva le rabat et disparut sous la tente, laissant Cicéron, barbu, revêtu de sa vieille tunique et les épaules drapées dans sa couverture élimée, embrasser le camp du regard.