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— Il semble que ce soit toujours comme ça avec César, fis-je remarquer pour essayer de rendre le silence moins pesant. Il aime faire attendre ses visiteurs.

— Nous ferions mieux de nous y habituer, répliqua Cicéron d’une voix sombre. Regarde ça, dit-il en faisant un signe de tête en direction du Tibre.

Derrière le camp, dans la lumière poussiéreuse de la plaine, surgissait un grand ensemble d’échafaudages.

— Ce doit être le théâtre du Pharaon.

Il le contempla un long moment tout en se mordillant l’intérieur des lèvres.

Le rabat s’écarta enfin et l’on nous fit entrer sous la tente. L’intérieur était très peu meublé : une mince paillasse à même le sol, recouverte d’une simple couverture ; à côté, un coffre de bois sur lequel était posé un miroir, des brosses à cheveux, un broc à eau et une cuvette ainsi qu’un portrait miniature de femme dans un cadre en or (je suis presque certain qu’il s’agissait de Servilia, mais je n’étais pas assez près pour être catégorique). César était assis devant une table pliante chargée de documents. Il était en train de signer quelque chose. Deux secrétaires se tenaient immobiles derrière lui. Il termina ce qu’il faisait, leva les yeux, se mit debout et s’avança vers Cicéron, la main tendue. C’était la première fois que je le voyais en uniforme militaire. Cela lui allait comme une seconde peau, et je pris conscience que depuis toutes ces années que je l’observais, je ne l’avais jamais vu dans l’arène qui lui convenait le mieux. Cela donnait à réfléchir.

— Mon cher Cicéron, commença-t-il en examinant l’apparence de son visiteur, je suis sincèrement attristé de te voir dans cette misérable situation.

Avec Pompée, c’était toujours force embrassades et claques dans le dos, mais César n’était pas très porté sur ce genre de démonstrations. Après une brève poignée de main, il fit signe à Cicéron de s’asseoir.

— Comment puis-je t’aider ?

— Je suis venu accepter ce poste de légat, répondit Cicéron en se perchant sur le bord de la chaise, si ton offre tient toujours.

— Ah oui, vraiment ? fit César avec une moue de scepticisme. On peut dire que tu as attendu le dernier moment !

— Je reconnais que j’aurais préféré ne pas venir dans ces circonstances.

— La loi de Clodius prend effet à minuit ?

— C’est cela, oui.

— Et, au bout du compte, le choix se réduit à la mort, l’exil ou moi ?

Cicéron semblait mal à l’aise.

— On peut dire ça comme ça.

— Eh bien, ce n’est guère flatteur !

César laissa échapper un de ses petits rires brefs et se laissa aller contre le dossier de sa chaise. Il étudia Cicéron.

— Cet été, quand je t’ai fait cette proposition, ta situation était infiniment meilleure qu’elle ne l’est à présent.

— Tu m’a dit que si Clodius devait représenter une menace, je pouvais venir te voir. Il est une menace. Je suis là.

— Il y a six mois, il représentait une menace. Maintenant, il est ton maître.

— César, si tu me demandes de te supplier…

— Je ne te demande pas de me supplier. Bien sûr que je ne te demande rien de tel. Je voudrais simplement entendre de ta bouche quel bénéfice tu penses pouvoir représenter pour moi si tu devenais mon légat.

Cicéron déglutit avec peine. J’avais du mal à imaginer à quel point ce devait être douloureux pour lui.

— Si tu veux que je mette les points sur les i, je te dirais que si tu bénéficies de toute évidence d’un immense soutien populaire, tu as nettement moins de partisans au sénat alors que je suis dans une situation exactement inverse : mal vu du peuple pour le moment mais toujours bien considéré parmi nos collègues.

— Tu pourrais donc veiller à mes intérêts au sénat ?

— Je ferais valoir tes positions auprès des sénateurs, oui, et peut-être pourrais-je de temps en temps faire valoir les leurs auprès de toi.

— Mais j’aurais l’assurance que tu seras toujours de mon côté ?

J’entendais presque Cicéron grincer des dents.

— J’espère que je serai, comme je l’ai toujours été, du côté de ma patrie, que je servirai au mieux en conciliant tes intérêts et ceux du sénat.

— Mais je me fiche des intérêts du sénat ! s’exclama César.

Il se redressa soudain sur son siège et, en un mouvement fluide, se leva d’un bond.

— Je vais te dire quelque chose, Cicéron. Laisse-moi t’expliquer une chose. Il y a deux ans, quand je me suis rendu en Hispanie, je devais franchir des montagnes. Alors je suis parti devant avec un groupe d’officiers pour repérer le terrain et nous sommes arrivés dans un tout petit village. Il pleuvait et c’était l’endroit le plus misérable qu’on puisse imaginer. Il n’y avait presque personne pour vivre dans un coin pareil. En fait, c’était un tel trou à rat que c’en était risible. À ce moment, un de mes officiers m’a dit, pour plaisanter : « Tu sais, même ici, il y a probablement des brigues pour les charges, des rivalités pour le premier rang et des jalousies entre les notables. » Et tu sais ce que j’ai répondu ?

— Non.

— J’ai dit qu’en ce qui me concernait, je préférais être le premier ici que le second à Rome. Et je le pensais, Cicéron, je le pensais vraiment ; tu comprends ce que j’essaye de te dire ?

— Je crois que oui, répondit Cicéron en hochant lentement la tête.

— C’est véridique. C’est comme ça que je suis.

— Jusqu’à cette conversation, commenta Cicéron, tu as toujours été une énigme pour moi, César, mais voilà que je commence peut-être à te comprendre pour la première fois, et je te remercie au moins pour ton honnêteté.

Il se mit à rire.

— En fait, c’est carrément drôle.

— Qu’est-ce qui est drôle ?

— Que ce soit moi qu’on chasse de Rome en m’accusant de vouloir être roi !

César se rembrunit un instant, puis se fendit d’un grand sourire.

— Tu as raison, dit-il. C’est amusant !

— Bien, fit Cicéron en se levant, inutile de poursuivre cette conversation. Tu as un pays à conquérir et j’ai d’autres problèmes à régler.

— Ne dis pas cela ! s’écria César. J’exposais simplement les faits. Nous avons besoin de savoir où nous en sommes tous les deux. Tu peux la prendre, cette charge de légat — elle est à toi. Et tu peux t’en acquitter de la façon qui te plaira. Cela m’amuserait de te voir davantage, Cicéron… vraiment.

Il tendit la main.

— Allez, la plupart des hommes politiques sont tellement ennuyeux. Nous qui ne le sommes pas devrions faire équipe.

— Je te remercie pour ta considération, répliqua Cicéron, mais ça ne pourrait pas fonctionner.

— Pourquoi ?

— Parce que dans ton village, moi aussi je voudrais être le premier, et comme je n’y parviendrais pas, j’aspirerais à être un homme libre, et ce qui est pernicieux, chez toi, César — plus pernicieux que Pompée, plus malfaisant que Clodius ou même que Catilina —, c’est que tu n’auras de cesse que tu ne nous aies tous contraints à nous agenouiller devant toi.

Il faisait nuit lorsque nous eûmes regagné la ville. Cicéron ne prit même pas la peine de remettre la couverture sur sa tête. La lumière était trop ténue pour qu’on puisse le reconnaître et les gens se dépêchaient de rentrer chez eux avec autre chose à l’esprit que le destin d’un ancien consul — leur dîner par exemple, et leur toit qui fuyait, et les voleurs qui pullulaient chaque jour davantage dans la cité.