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Terentia attendait avec Atticus dans l’atrium, et quand Cicéron lui eut raconté qu’il avait repoussé l’offre de César, elle poussa un hurlement de douleur et se laissa tomber accroupie sur le sol, se couvrant la tête de ses mains. Cicéron s’agenouilla près d’elle et posa son bras sur ses épaules.

— Tu dois partir maintenant, ma chère, et emmener Marcus avec toi, lui dit-il. Vous passerez la nuit chez Atticus, ajouta-t-il en levant les yeux vers son vieil ami, qui acquiesça d’un hochement de tête. Il sera trop dangereux de rester ici après minuit.

— Et toi ? demanda-t-elle amèrement en se dégageant. Qu’est-ce que tu vas faire ? Tu vas te tuer ?

— Si c’est ce que tu veux… si cela peut faciliter les choses.

— Bien sûr, que ce n’est pas ce que je veux ! cria-t-elle. Je veux qu’on me rende ma vie !

— Je crains que ce ne soit pas en mon pouvoir.

Cicéron tendit à nouveau la main vers elle, mais elle le repoussa et se releva. Puis, les mains sur les hanches, elle le foudroya du regard.

— Pourquoi ? l’interrogea-t-elle, pourquoi fais-tu endurer un tel supplice à ta femme et à tes enfants alors que tu pourrais y mettre fin dès demain en t’alliant avec César ?

— Parce qu’en faisant cela, je cesserais d’exister.

— Qu’est-ce que tu entends par « cesser d’exister » ? Qu’est-ce que c’est encore que cette absurdité grandiloquente ?

— Mon corps continuerait de vivre, mais moi, Cicéron — qui que je sois —, je serais mort.

Terentia leva les mains avec désespoir et chercha du regard le soutien d’Atticus.

— Avec tout mon respect, Marcus, intervint Atticus, tu commences à devenir aussi inflexible que Caton. Quel mal y aurait-il à conclure une alliance temporaire avec César ?

— Mais cela n’aurait rien de temporaire ! Il n’y a donc personne qui comprenne dans cette ville ? Cet homme ne s’arrêtera que lorsqu’il sera le maître du monde — il me l’a plus ou moins dit lui-même — et je devrais soit être d’accord avec lui et lui servir de complice, soit rompre avec lui un peu plus tard, et là, je serais fini pour de bon.

— Mais tu es déjà fini pour de bon, rétorqua Terentia d’une voix glacée.

— Alors, Tiron, me dit Cicéron lorsqu’elle fut partie chercher Marcus dans la chambre d’enfants pour qu’il dise au revoir à son père, je voudrais que la dernière action que j’accomplirai dans cette ville soit de te donner ta liberté. J’aurais dû le faire il y a des années — au moins quand j’ai quitté le consulat —, et si je ne l’ai pas fait, ce n’est pas par manque de reconnaissance pour tes services mais au contraire, parce que tu m’étais trop précieux et que je ne supportais pas l’idée de te perdre. Mais puisque je dois renoncer à tout le reste, il n’est que justice que je te dise adieu à toi aussi. Félicitations, mon ami, ajouta-t-il en me serrant les mains, tu l’as mérité.

C’était tellement inattendu que je faillis tomber à la renverse. J’espérais ce moment depuis des années — je l’avais désiré, j’en avais rêvé et j’avais prévu ce que je ferais ensuite — et voilà qu’il arrivait enfin, presque par hasard, semblait-il, du fait de toute cette ruine et cette désolation. Je me sentais trop submergé par mes émotions pour parler. Cicéron me sourit puis m’embrassa tandis que je pleurais à chaudes larmes, me tapotant le dos comme si j’étais un enfant qu’il fallait consoler ; Atticus, qui avait observé toute la scène, me prit la main et la serra chaleureusement.

Je parvins à articuler quelques mots de remerciement et ajoutai que, bien sûr, ma première décision d’homme libre serait de me dévouer entièrement au service de Cicéron, et que, quoi qu’il arrive, je resterais à ses côtés pour partager ses épreuves.

— Malheureusement, cela est impossible, répliqua tristement Cicéron. À partir de maintenant, je ne pourrai avoir que des esclaves pour seule compagnie. Si un homme libre devait m’aider, il serait de par la loi de Clodius coupable d’avoir aidé un meurtrier. À partir de maintenant, Tiron, tu dois rester loin de moi ou tu te feras crucifier. Va chercher tes affaires, à présent. Tu devrais partir avec Terentia et Atticus.

Ma joie intense fut remplacée par un chagrin qui ne l’était pas moins.

— Mais comment vas-tu te débrouiller sans moi ?

— Oh, j’ai d’autres esclaves, répliqua-t-il en faisant de piètres efforts pour paraître insouciant. Ils pourront m’accompagner dans ma fuite.

— Où vas-tu aller ?

— Vers le sud. Sur la côte. À Brundisium, peut-être, pour trouver un bateau. Et après cela, les dieux décideront de mon destin. Va chercher tes affaires, maintenant.

Je descendis à ma chambre et rassemblai mes quelques biens dans un petit sac, puis je tirai les deux briques descellées derrière lesquelles j’avais ménagé une cache. C’était là que je conservais mes économies. J’avais très exactement deux cent vingt-sept pièces d’or cousues dans une ceinture et il m’avait fallu plus de dix ans pour les acquérir. Je mis la ceinture et montai dans l’atrium où Cicéron faisait à présent ses adieux à Marcus en présence d’Atticus et d’une Terentia aux yeux rouges. Il aimait cet enfant — son seul fils, sa joie, son espoir d’avenir — et, afin de ne pas lui faire peur, Cicéron déploya une maîtrise de lui-même absolue pour faire comme si leur séparation n’avait rien de dramatique. Il le prit dans ses bras et le fit tournoyer. L’enfant lui réclama de tourner encore et il s’exécuta, mais lorsque Marcus lui demanda un troisième tour, Cicéron refusa et le pria de retourner auprès de sa mère. Lui-même enlaça Terentia et lui dit :

— Je regrette que ton mariage avec moi t’ait conduite à cette triste situation.

— Mon mariage avec toi a été ma seule raison de vivre, répliqua-t-elle avant de me saluer d’un mouvement de tête puis de quitter la pièce d’un pas ferme.

Cicéron embrassa ensuite Atticus et lui confia sa femme et son fils, puis il s’avança vers moi pour me dire adieu, mais je lui dis que c’était inutile, que ma décision était prise : je resterai à ses côtés, au prix de ma liberté et, si nécessaire, au prix de ma vie. Naturellement, il m’exprima sa gratitude, mais il ne parut pas étonné, et je compris qu’il n’avait pas cru un instant que j’accepterais son offre. Je défis ma ceinture et la remis à Atticus.

— Je me demandais si je pourrais te prier de faire quelque chose pour moi…

— Bien sûr, répondit-il. Tu veux que je te garde ça ?

— Non, répondis-je. Lucullus a une esclave, une jeune femme qui s’appelle Agathe et qui compte beaucoup pour moi, et je te serais très reconnaissant si tu pouvais demander à Lucullus, comme une faveur personnelle, de l’affranchir. Je suis sûr qu’il y a là plus qu’il n’en faut pour acheter sa liberté et lui donner de quoi vivre ensuite.

Atticus parut surpris mais assura que, bien sûr, il se chargerait de cela.

— Eh bien, tu ne m’as certainement jamais parlé de ça, commenta Cicéron en me dévisageant attentivement. Peut-être que je ne te connais pas aussi bien que je le pensais.

Une fois les autres partis, Cicéron et moi-même restâmes seuls à la maison avec ses gardes et quelques membres du personnel. Nous n’entendions plus la moindre huée : la ville tout entière semblait silencieuse. Cicéron monta dans sa chambre se reposer un peu et mettre de grosses chaussures. Lorsqu’il redescendit, il prit un chandelier et passa de pièce en pièce — dans la salle à manger déserte et son plafond à dorures, dans le grand hall avec ses statues de marbre trop lourdes pour être déplacées, et dans la bibliothèque vide —, comme pour mémoriser la maison. Il s’attarda si longtemps que je me demandai s’il n’avait pas en fin de compte décidé de rester, mais alors le vigile du forum annonça minuit, Cicéron souffla les bougies et dit que nous devions partir.