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— Bien, commenta-t-il. Commençons, alors.

Je n’avais toujours aucune idée de la façon dont il allait traiter les choses. Je savais qu’il essayait depuis des jours de concevoir un discours appelant au consensus, mais qu’il le trouvait si désespérément terne qu’il en avait écarté toutes les ébauches, dégoûté. Personne ne pouvait savoir comment il allait réagir. La tension dans la chambre était palpable. Lorsqu’il monta sur l’estrade, les bavardages se turent aussitôt et l’on sentit le sénat tout entier se pencher en avant pour écouter ce qu’il allait dire.

— Pères conscrits, commença-t-il, choisissant comme toujours une introduction tranquille, la coutume veut que les hommes élus à cette haute charge commencent avec des paroles d’humilité, rappelant leurs ancêtres qui ont déjà tenu ce rang et exprimant l’espoir qu’ils sauront se montrer dignes de leur exemple. Dans mon cas, je suis heureux de pouvoir dire qu’une telle humilité n’est pas possible.

La remarque suscita quelques rires.

— Je suis un homme nouveau, proclama-t-il. Je ne dois mon ascension ni à ma famille, ni à mon nom, ni à ma richesse, ni à aucune renommée militaire, mais au peuple de Rome, et tant que j’occuperai ce poste, je serai le consul du peuple.

Quel merveilleux instrument que la voix de Cicéron, avec son timbre riche et son soupçon de bégaiement — un défaut d’élocution qui donnait l’impression que chaque mot était durement acquis et d’autant plus précieux. Ses paroles résonnaient dans le silence comme un message de Jupiter. La tradition voulait qu’il parlât d’abord de l’armée et, sous le regard des grands aigles sculptés qui le contemplaient depuis le toit, il loua les exploits de Pompée et des légions d’Orient en des termes extravagants, sachant que ses mots seraient répétés au plus vite au grand général, qui ne manquerait pas de les étudier avec un intérêt tout particulier. Les sénateurs tapèrent du pied et poussèrent des acclamations prolongées car chaque sénateur présent savait que Pompée était l’homme le plus puissant du monde, et personne, pas même les ennemis jaloux qu’il comptait parmi les patriciens, ne voulait paraître réticent à le louer.

— Pendant que Pompée fait respecter notre république à l’étranger, nous devons tenir notre rôle ici, chez nous, poursuivit Cicéron, nous montrer résolus à protéger son honneur, avisés dans l’organisation de sa marche, et justes dans la poursuite de l’harmonie civile.

Il s’interrompit.

— Et maintenant, vous savez tous que ce matin, avant même le lever du soleil, le projet de loi du tribun Servilius Rullus, que nous attendions depuis si longtemps, a enfin été placardé au forum. Dès que j’en ai été informé, j’ai donné pour instructions qu’y soient dépêchés plusieurs copistes afin d’en avoir la transcription intégrale.

Il tendit le bras et je lui remis les trois tablettes de cire. J’avais la main qui tremblait mais la sienne ne frémissait pas, et il les brandit bien haut.

— Voici le projet de loi, et je puis vous assurer que je l’ai étudié avec toute l’attention possible, compte tenu des circonstances et du temps dont je disposais aujourd’hui, et que je suis arrivé à me former une opinion bien arrêtée.

Il attendit, et se tourna de l’autre côté de la salle, vers César, qui, impassible, regardait le consul depuis le deuxième rang, puis vers Catulus et les autres anciens consuls patriciens assis au premier rang, juste en face.

— Ce n’est rien de moins, poursuivit-il, qu’un poignard que l’on nous invite à plonger dans notre propre cœur !

Ses paroles suscitèrent une explosion immédiate — des cris de colère et des gestes dédaigneux de la part des bancs des populares, et un grondement approbateur, grave et masculin, de la part des patriciens.

— Un poignard, répéta-t-il, doté d’une longue lame.

Il se lécha le pouce et ouvrit le premier carnet.

— Clause un, page un, première ligne. L’élection d’un collège de dix membres…

Il laissa donc de côté l’affectation et les grands sentiments pour toucher au cœur du problème, qui était, comme toujours, le pouvoir.

— Qui propose le collège ? demanda-t-il. Rullus. Qui détermine qui doit élire les membres de ce collège : Rullus. Qui convoque l’assemblée chargée d’élire le collège ? Rullus…

Les sénateurs patriciens commencèrent à se joindre à lui pour entonner le nom du malheureux tribun en réponse à chacune de ses questions.

— Qui proclame les résultats ?

— Rullus ! tonna le sénat.

— Qui est le seul à se voir garantir une place dans le collège ?

— Rullus !

— Qui a rédigé le projet de loi ?

— Rullus !

Le sénat tout entier se trouva bientôt tellement spirituel qu’il en pleurait de rire pendant que le pauvre Rullus, devenu cramoisi, regardait de tous côtés comme s’il cherchait où il pourrait bien se cacher. Cicéron dut continuer ainsi pendant une demi-heure, passant en revue chacune des clauses du projet de loi, le citant pour le ridiculiser et le démolir en des termes d’une telle sauvagerie que les sénateurs qui entouraient César ou occupaient les bancs des tribuns commencèrent à prendre une expression sinistre. Si l’on considère qu’il n’avait eu qu’une heure pour rassembler ses pensées, c’était proprement formidable. Il dénonça le projet comme étant une attaque contre Pompée — qui ne pouvait présenter sa candidature pour l’élection au collège in absentia — et une tentative pour remettre les rois au pouvoir sous le couvert du collège. Il cita abondamment le texte — « Les décemvirs installeront tous les colons qu’ils voudront, dans les villes et les régions de leur choix, et leur assigneront des terres où il leur plaira » — et fit en sorte qu’on n’y voie ni plus ni moins qu’un appel à la tyrannie.

— Que se passera-t-il ensuite ? Quelles sortes de fermes deviendront ces terres ? Comment s’organisera tout cela et suivant quelle méthode ? Rullus nous dit que des colonies seront établies là. Mais où ça, là ? Avec quels hommes ? Dans quels lieux exactement ? Croyais-tu, Rullus, que nous devrions te céder, à toi et aux véritables architectes de ta proposition (il se tourna directement vers César et Crassus), l’ensemble de l’Italie désarmée pour que vous la renforciez avec des garnisons, que vous l’occupiez par le biais de colonies et que la vous soumettiez avec toutes sortes d’entraves et de chaînes ?

Des « Non ! » et des « Jamais ! » fusèrent depuis les bancs des patriciens. Cicéron tendit la main et en détourna le regard, suivant le mouvement classique du refus.

— C’est avec toute ma passion et toute ma vigueur que je m’opposerai à ce genre de projets. Et je ne permettrai pas non plus, tant que je serai consul, que des hommes puissent déployer les plans qu’ils formentent depuis longtemps contre l’État. J’ai décidé de mener mon consulat de la seule manière qui permette de le faire en toute dignité et en toute liberté. Je ne chercherai jamais à obtenir une province, un honneur, une distinction, un avantage ou quoi que ce soit qu’un tribun de la plèbe puisse m’empêcher d’obtenir.