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Il s’interrompit afin de mieux souligner son propos. J’avais la tête baissée pour prendre mes notes abrégées, mais à ces mots, je me redressai vivement. « Je ne chercherai jamais à obtenir une province. » Venait-il vraiment de dire ça ? Je n’arrivais pas à y croire. Tandis que les implications de ses paroles se propageaient parmi les sénateurs, un murmure s’éleva.

— Oui, reprit Cicéron alors que l’incrédulité augmentait, en ce 1er janvier, devant le sénat au complet, votre consul s’engage, pourvu que la république demeure ce qu’elle est et à moins qu’un danger ne survienne qu’il ne pourrait honorablement éviter d’affronter, à ne pas accepter le gouvernement d’une province.

Je jetai un coup d’œil de l’autre côté de l’allée, en direction de Quintus. On aurait dit qu’il venait d’avaler un frelon. La Macédoine — cette vision miroitante de luxe et de richesse, d’affranchissement de toute une vie de corvées devant les tribunaux — s’évanouissait !

— Notre république souffre de beaucoup de blessures cachées, déclara Cicéron du ton lugubre qu’il prenait toujours dans ses péroraisons. Nombre de funestes projets sont conçus par des citoyens mal intentionnés. Nous ne sommes cependant menacés par aucun danger extérieur. Nous n’avons ni roi, ni peuple ni nation à craindre. Le mal se dissimule uniquement dans nos murs. C’est un mal intérieur, une maladie intestine. Il est du devoir de chacun de nous d’y remédier au maximum de nos capacités. Si vous me promettez de tout faire pour soutenir la dignité commune, j’exaucerai certainement le vœu le plus cher de la république, à savoir veiller que l’autorité de cet ordre, qui existait au temps de nos ancêtres, puisse dès maintenant, après un long intervalle, être rendue à l’État.

Là-dessus, il s’assit.

Eh bien, il s’agissait assurément d’un discours mémorable, et en accord avec la première loi de la rhétorique de Cicéron qui voulait qu’un discours devait toujours contenir au moins un élément de surprise. Cependant, nous n’étions pas encore au bout de notre étonnement. Selon la coutume, quand le premier consul avait terminé ses remarques d’entrée en charge, il demandait son avis à son collègue. Le tonnerre d’applaudissements de la majorité et les insultes en provenance des bancs autour de César et de Crassus s’étaient à peine apaisés que Cicéron lança :

— Le sénat donne la parole à Antonius Hybrida !

Hybrida, qui était assis au premier rang, sur le banc le plus proche de Cicéron, jeta un coup d’œil penaud en direction de César puis se leva.

— Ce projet de loi proposé par Rullus — d’après ce que j’en ai vu —, je dois dire… ne me paraît pas, d’après moi — étant donné l’état de la république —, une si bonne idée que ça.

Il ouvrit et referma la bouche à plusieurs reprises.

— Je suis contre, lâcha-t-il enfin avant de se rasseoir abruptement.

Après un instant de silence, un grand bruit jaillit du sénat, mêlant toutes sortes d’émotions — dérision, colère, plaisir, ahurissement. De toute évidence, Cicéron venait de réussir un véritable coup politique car tout le monde avait tenu pour acquis qu’Hybrida soutiendrait ses alliés du parti populaire. Et voilà qu’il venait de se retourner complètement, et pour un motif des plus évidents — si Cicéron se désistait pour obtenir le gouvernement d’une province, la Macédoine allait donc lui revenir ! Les sénateurs patriciens qui occupaient les bancs derrière Hybrida se penchaient en avant pour lui taper dans le dos en lui prodiguant leurs félicitations sarcastiques. Lui se tortillait sous leurs railleries et regardait nerveusement ses anciens amis, de l’autre côté de l’allée. Catilina semblait pétrifié, comme un homme changé en statue. Quant à César, il se contenta de se laisser aller en arrière, bras croisés, et de se perdre dans la contemplation du plafond du temple, secouant la tête et souriant vaguement pendant que le vacarme continuait.

Le reste de la séance fut nettement moins agité. Cicéron parcourut la liste des préteurs et entreprit d’appeler un par un les anciens consuls pour leur demander leur avis sur la loi agraire de Rullus. Ils se partagèrent exactement suivant les lignes des factions. Cicéron n’appela même pas César : celui-ci était encore trop jeune dans la course aux honneurs et ne bénéficiait pas encore de l’imperium. La seule note réellement menaçante émana de Catilina.

— Tu t’es proclamé consul du peuple, dit-il d’un ton méprisant à Cicéron lorsque vint enfin son tour de s’exprimer. Eh bien, nous allons voir ce que le peuple aura à dire là-dessus !

Mais cette journée était celle du nouveau consul et, quand la lumière commença à décliner et qu’il déclara la séance levée jusqu’à la fin des fériés latines, les patriciens l’escortèrent à travers la cité, du temple jusqu’à chez lui, comme s’il était des leurs et non un « homme nouveau » tant méprisé.

Cicéron était de fort belle humeur lorsqu’il franchit le seuil de sa maison, car rien n’est plus jouissif en politique que de prendre ses adversaires au dépourvu, et l’on ne parlait plus que de la défection d’Hybrida. Quintus, cependant, était furieux, et à peine la maison se fut-elle vidée des sympathisants qu’il se tourna vers son frère avec une colère que je ne lui avais jamais vue auparavant. La scène était d’autant plus embarrassante qu’Atticus et Terentia étaient également présents.

— Pourquoi n’as-tu consulté aucun d’entre nous avant de céder ta province ? demanda-t-il.

— Quelle importance ? C’est l’effet qui compte. Tu étais assis en face d’eux. Qui, d’après toi, en était le plus malade — César ou Crassus ?

Quintus n’allait pas se laisser détourner si facilement.

— Quand as-tu imaginé une chose pareille ?

Cicéron poussa un soupir.

— Pour être honnête, j’ai cette idée en tête depuis que j’ai tiré la Macédoine au sort.

Exaspéré, Quintus leva alors les mains au ciel.

— Tu veux dire que, quand nous t’avons parlé hier soir, tu avais déjà pris ta décision ?

— Plus ou moins.

— Mais pourquoi ne nous as-tu rien dit ?

— Parce que je savais que vous désapprouveriez. Parce que je pensais qu’il restait encore une petite chance que César présente un projet de loi que je puisse soutenir. Et parce que ce que je fais de ma province ne regarde que moi.

— Non, ça ne regarde pas que toi, Marcus, ça nous regarde tous ! cria Quintus. Comment allons-nous régler nos dettes sans les revenus de la Macédoine ?

— Tu veux dire, comment vas-tu financer ta campagne pour la préture cet été ?

— C’est injuste !

Cicéron posa la main sur l’épaule de Quintus.

— Frère, écoute-moi, tu l’auras, ta préture. Et tu ne la décrocheras pas avec des pots-de-vin mais grâce au nom honorable de Cicéron, ce qui ne rendra ton triomphe que plus éclatant. Il faut que tu comprennes que je devais séparer Hybrida de César et des tribuns. Mon seul espoir de pouvoir piloter la république à travers cette tempête est de garder le sénat uni. Je ne peux pas me permettre de laisser mon collègue comploter derrière mon dos. La Macédoine était le prix à payer.

Il s’adressa à Atticus et à Terentia :

— Et qui voudrait gouverner une province, de toute façon ? Vous savez que je ne pourrais pas supporter de partir en vous laissant tous à Rome.