— Et qu’est-ce qui empêchera Hybrida de te prendre la Macédoine et de soutenir quand même la plainte contre Rabirius ? persista Quintus.
— Pourquoi se donnerait-il cette peine ? La seule raison qui le poussait à soutenir leur projet était l’argent. Maintenant, il n’a plus besoin d’eux pour régler ses dettes. En outre, rien n’est signé ni scellé — je peux toujours changer d’avis. Et en attendant, par ce geste noble, je montre aux gens que je suis un homme de principe qui place la survie de la république devant mon intérêt personnel.
Il avait les yeux brillants et se frotta les mains avec bonheur.
Quintus interrogea Atticus du regard.
— La logique se tient, dit celui-ci en haussant les épaules.
— Et toi, Terentia, qu’en penses-tu ? insista Quintus.
La femme de Cicéron n’avait pas pipé mot, ce qui ne lui ressemblait pas. Même là, elle resta muette et continua de dévisager son mari, qui soutint impassiblement son regard. Lentement, elle porta la main à ses cheveux et retira le diadème accroché à ses courtes boucles brunes. Puis, sans quitter Cicéron des yeux, elle défit le collier de son cou, décrocha la broche d’émeraude de sa poitrine et fit glisser les bracelets d’or de ses poignets. Enfin, grimaçant sous l’effort, elle retira les bagues de ses doigts. Lorsqu’elle eut terminé, elle saisit tous ces nouveaux bijoux entre ses mains et les laissa tomber par terre. Pierres scintillantes et métaux précieux s’éparpillèrent à grand bruit sur la mosaïque. Alors elle tourna les talons et quitta la pièce.
IV
Le lendemain matin, nous dûmes quitter Rome dès l’aube pour suivre le grand exode des magistrats, dont la famille et les serviteurs devaient suivre les fériés latines dans les monts Albain. Terentia accompagnait son mari, et l’atmosphère qui régnait à l’intérieur de la voiture était aussi glaciale que l’air de la montagne à l’extérieur. Le consul avait du travail pour moi. Il commença par me dicter une longue dépêche à l’intention de Pompée pour lui décrire la situation politique à Rome, puis une série de lettres plus courtes destinées aux gouverneurs des provinces, pendant que Terentia détournait soigneusement les yeux et feignait de dormir. Les enfants voyageaient avec leur bonne dans une autre voiture. Derrière nous s’étirait un grand convoi de véhicules qui transportaient des dirigeants élus de Rome — d’abord Hybrida, ensuite les préteurs : Celer, Cosconius, Pompeius Rufus, Pomptinus, Roscius, Sulpicius, Valerius Flaccus. Seul Lentulus Sura devait, en tant que préteur urbain, rester dans la cité pour veiller à sa sécurité.
— La ville pourrait bien brûler de fond en comble, remarqua Cicéron, avec cet imbécile pour la garder.
Nous arrivâmes à la maison que Cicéron avait à Tusculum en début d’après-midi, mais n’eûmes guère le loisir de nous reposer car il fallut partir presque aussitôt afin de juger les athlètes locaux. Le clou des jeux latins était traditionnellement la compétition de balançoires, avec tant de points attribués pour la hauteur, tant pour le style et tant pour la puissance. Cicéron n’avait pas la moindre idée de qui était le meilleur athlète, aussi finit-il par annoncer qu’ils étaient tous victorieux et qu’il attribuerait un prix à chacun d’eux, payé de sa propre poche. Ce geste lui valut de chaleureux applaudissements des gens de la campagne rassemblés là. Lorsqu’il rejoignit Terentia dans la voiture, j’entendis celle-ci commenter :
— Je suppose que la Macédoine paiera.
Il rit et ce fut entre eux le début du dégel.
La principale cérémonie prit place au coucher du soleil, au sommet de la montagne, qui n’était accessible que par une route abrupte. Lorsque le soleil tomba, le froid s’intensifia brusquement. On s’enfonçait dans la neige jusqu’aux chevilles sur le chemin caillouteux. Cicéron marchait en tête de la procession, entouré par ses licteurs. Les esclaves portaient des torches. Aux branches des arbres et dans les buissons, les gens du cru avaient accroché de petites formes humaines ou des visages en bois ou en laine, souvenirs d’une époque où l’on pratiquait le sacrifice humain et où l’on suspendait un jeune garçon pour précipiter la fin de l’hiver. La scène était, me parut-il, d’une indescriptible mélancolie — le froid mordant, la pénombre envahissante et ces emblèmes sinistres qui bruissaient et s’agitaient dans le vent. Le feu de l’autel qui brûlait au sommet projetait une lueur orangée. Un taureau fut sacrifié à Jupiter et l’on fit également des libations de lait en provenance des fermes alentour.
— Que les peuples cessent de se quereller et de se battre ! proclama Cicéron, et, ce soir-là, les paroles rituelles revêtirent un sens particulier.
Lorsque la cérémonie prit fin, la pleine lune s’était levée, pareille à un soleil bleu, et baignait toute la scène d’une lumière maladive. Elle eut au moins le mérite d’éclairer notre chemin lorsqu’il fut temps de redescendre, mais il survint alors deux événements dont on parlerait par la suite pendant des semaines — et dont on parle peut-être même encore dès que les superstitieux se retrouvent pour évoquer ces questions. D’abord, la lune fut soudainement et inexplicablement masquée, exactement comme si on l’avait plongée dans une mare noire et qu’elle s’était éteinte. La procession, qui se fiait à sa lumière, s’immobilisa brusquement et avec une absence totale de dignité pendant qu’on allumait de nouvelles torches. L’interruption ne dura pas longtemps, mais il est étrange comme le fait d’être perdu sur un chemin de montagne en pleine obscurité peut faire travailler l’imagination, surtout quand la végétation alentour est peuplée d’effigies pendues à ses branches. Des voix paniquées s’élevèrent, d’autant plus quand on s’aperçut que les étoiles, elles, continuaient de briller. Je levai, comme les autres, les yeux au ciel, et vis alors une étoile filante — pointue au bout, comme une flèche enflammée — fendre le ciel nocturne vers l’occident, exactement dans la direction de Rome, où elle s’éteignit et disparut. Aux exclamations émerveillées succédèrent force chuchotements quant à la signification de tels présages.
Cicéron ne dit rien et attendit patiemment que la procession reprît. Plus tard, cette nuit-là, lorsque nous fûmes rentrés sains et saufs à Tusculum, je lui demandai ce qu’il pensait de tout cela.
— Rien, répondit-il en réchauffant ses os transis devant le feu. Pourquoi voudrais-tu que j’en pense quelque chose ? La lune s’est cachée derrière un nuage et une étoile a traversé le ciel. Qu’y a-t-il d’autre à dire ?
Le lendemain matin, un message arriva de Quintus, qui veillait sur les intérêts de Cicéron à Rome. Cicéron lut la lettre, puis me la montra. Quintus racontait qu’on avait érigé sur le Champ de Mars une grande croix de bois qui se découpait nettement contre la plaine enneigée, et que la plèbe s’y rendait en masse pour la voir. « Labienus dit à qui veut l’entendre que la croix est destinée à Rabirius, et que le vieil homme sera crucifié dessus dès la fin du mois. Il faut que tu reviennes dès que possible. »
— Si je dois reconnaître quelque chose à César, commenta Cicéron, c’est qu’il ne perd pas de temps. Son tribunal n’a pas encore entendu la moindre preuve, mais il veut continuer de faire pression sur moi.
Il contempla les flammes.
— Le messager est encore là ?
— Oui.
— Envoie un mot à Quintus pour lui dire que nous serons rentrés avant la nuit, et un autre à Hortensius. Dis-lui que j’ai apprécié sa visite de l’autre jour. Dis-lui que j’ai réfléchi à la question et que je serai ravi d’apparaître à ses côtés pour défendre Gaius Rabirius. Si César veut la bagarre, reprit-il en hochant pensivement la tête, il va l’avoir.