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— Et cela, tu en seras d’accord, conclut Hortensius en tendant à Cicéron la déclaration sous serment de Catulus, réduit à néant l’accusation de Labienus contre notre client et, avec un peu de chance, mettra fin rapidement à cette malheureuse affaire.

Il s’appuya contre le dossier de son siège et se rengorgea avec un air d’intense satisfaction.

— Ne me dis pas que tu n’es pas d’accord ? ajouta-t-il alors, en remarquant les sourcils froncés de Cicéron.

— En principe, bien entendu, tu as raison, Hortensius, répondit Cicéron. Mais je me demande si cela nous aidera tant que ça en pratique.

— Mais bien sûr ! s’exclama Hortensius d’un ton moqueur. Labienus n’a plus d’accusation ! Même César devra le reconnaître. Vraiment, Cicéron, ajouta-t-il avec un petit sourire et en remuant à peine un doigt manucuré, je croirais presque que tu es jaloux.

Cicéron demeura dubitatif.

— Eh bien, nous verrons, me confia-t-il après cette entrevue. Mais je crains qu’Hortensius n’ait aucune idée des forces alliées contre nous. Il s’imagine toujours que César n’est qu’un jeune sénateur dévoré d’ambition. Il n’a rien vu encore de sa noirceur.

Comme prévu, le jour même où Hortensius présenta sa preuve au tribunal spécial de César, celui-ci et son alter ego magistrat — son cousin plus vieux que lui — déclarèrent Rabirius coupable sans même entendre de témoins, et le condamnèrent à mort par crucifixion. La nouvelle se répandit comme une traînée de poudre dans les rues encombrées de Rome, et ce fut un Hortensius fort différent qui se présenta dans le bureau de Cicéron le lendemain matin.

— Cet homme est un monstre ! fulmina-t-il. Ce n’est ni plus ni moins qu’un porc !

— Et comment a réagi ton infortuné client ?

— Il ne sait pas encore ce qui s’est passé. Il a semblé plus charitable de ne rien lui dire.

— Alors, que faisons-nous maintenant ?

— Nous n’avons pas le choix. Nous faisons appel.

Hortensius déposa un recours en appel immédiat auprès du préteur urbain, Lentulus Sura, qui en référa aussitôt à une assemblée populaire convoquée la semaine suivante sur le Champ de Mars. Du point de vue de l’accusation, les conditions étaient idéales : il ne s’agissait pas d’un tribunal s’appuyant sur un jury respectable, mais d’une grande foule de citoyens agités. Pour permettre à l’assemblée de se prononcer sur le destin de Rabirius, il fallait faire tenir tout le procès en une seule courte journée d’hiver. Et comme si cela ne suffisait pas, Labienus put également user de son pouvoir de tribun pour stipuler qu’aucun discours de la défense ne pourrait excéder une demi-heure. En apprenant cette restriction, Cicéron fit observer qu’il fallait déjà une demi-heure à Hortensius « rien que pour s’éclaircir la gorge » ! Aussi, plus la date de l’audience se rapprochait, plus les deux avocats se disputaient. Hortensius considérait les choses d’un point de vue purement juridique. L’idée centrale de sa défense reposerait, décréta-t-il, sur la démonstration que le véritable assassin de Saturninus était Scaeva. Cicéron n’était pas d’accord car il considérait que ce procès était avant tout politique.

— Ce n’est pas un tribunal, rappela-t-il à Hortensius. C’est la foule. Tu imagines sérieusement, avec tout le bruit et l’agitation que produiront des milliers de personnes en train de piétiner, qu’on va se soucier le moins du monde de savoir que le coup final a été en fait asséné par un misérable esclave mort depuis des années ?

— Que préconises-tu, alors ?

— Je crois que nous devrions concéder dès le début que Rabirius a bien tué Saturninus, et assurer que ce crime était légalement autorisé.

Hortensius ricana et leva les mains en l’air.

— Vraiment, Cicéron, je te connaissais une réputation d’homme rusé, mais là, tu es tout simplement pervers.

— Je crains que tu n’aies passé trop de temps dans la baie de Naples à parler à tes poissons, répliqua Cicéron. Tu ne connais plus la cité comme je la connais.

Vu l’impossibilité d’arriver à un accord, il fut décidé qu’Hortensius parlerait en premier et Cicéron en dernier, et que chacun défendrait la thèse qui lui siérait. J’étais soulagé que Rabirius fût trop diminué intellectuellement pour saisir ce qui se passait, car il aurait été profondément désespéré, surtout que Rome attendait son procès comme s’il s’agissait des jeux du cirque. La croix dressée sur le Champ de Mars était devenue un lieu de réunion habituel, et l’on voyait partout des panneaux réclamant justice, de la terre et du pain. Labienus avait aussi mis la main sur un buste de Saturninus et l’avait dressé sur les rostres, tout orné de lauriers. Et le fait que Rabirius ait une réputation de vieux grippe-sou vicieux n’aidait pas ; son fils adoptif lui-même était prêteur sur gages. Cicéron ne doutait pas un instant que le verdict serait contre lui, et résolut d’essayer au moins de lui sauver la vie. Il déposa donc un amendement d’urgence devant le sénat pour que la peine prévue pour perduellio passe de la crucifixion à l’exil. Grâce au soutien d’Hybrida, l’amendement fut voté de justesse malgré l’opposition virulente de César et des tribuns. Le soir même, à une heure avancée, Metellus Celer sortit de la cité avec un groupe d’esclaves et fit démonter, fracasser et brûler la croix.

Voilà donc comment se présentait la situation au matin du procès. Cicéron vérifiait une dernière fois son discours et s’habillait pour descendre au Champ de Mars quand Quintus fit irruption dans sa chambre et le pressa de renoncer à défendre Rabirius. Quintus argua que son frère avait déjà fait tout ce qui était en son pouvoir et qu’une fois que Rabirius aurait été jugé coupable, cela ne lui vaudrait qu’une perte de prestige. Et il pourrait aussi se révéler dangereux de se retrouver confronté aux populistes en dehors des murs de la cité. Je vis que Cicéron était sensible à ces arguments. L’une des raisons, et non des moindres, qui faisaient que je l’aimais tant malgré ses défauts était qu’il possédait la forme de courage la plus attirante : la bravoure des craintifs. Au bout du compte, n’importe quelle tête brûlée peut devenir un héros s’il n’accorde guère de prix à sa vie ni n’a assez d’esprit pour évaluer le danger. En revanche, comprendre les risques, peut-être même commencer par se dérober, puis rassembler toute sa force d’âme pour les affronter — cela est de mon point de vue la plus louable des formes de courage, et c’est celle dont Cicéron fit montre ce jour-là.

Labienus attendait déjà sur l’estrade quand nous arrivâmes au Champ de Mars, avec son précieux buste de Saturninus comme accessoire de scène. C’était un soldat ambitieux, un compatriote de Pompée, originaire lui aussi du Picenum, et il affectait de copier le grand général en toute chose — sa corpulence, sa démarche chaloupée, et même ses cheveux, qu’il coiffait en arrière, en ondulations toutes pompéiennes. Lorsqu’il vit approcher Cicéron et ses licteurs, il porta les doigts à sa bouche et émit un sifflet de dérision, aussitôt repris par la foule qui devait bien atteindre dix mille personnes. C’était un bruit intimidant, et il s’intensifia encore quand Hortensius apparut en tenant Rabirius par la main. Le vieillard ne semblait pas tant effrayé qu’effaré par le vacarme et la cohue qui se pressait pour l’entrevoir. Je fus poussé et tiré, et dus lutter pour rester à côté de Cicéron. Je remarquai une rangée de légionnaires, leurs casques et plastrons rutilant dans la lumière vive de janvier, et derrière eux, installés dans une tribune sur une rangée de sièges réservés aux spectateurs distingués, les commandants militaires, Quintus Metellus, vainqueur de la Crète ; et Licinius Lucullus, prédécesseur de Pompée en Orient. Cicéron m’adressa une grimace en les voyant, car il avait promis, contre leur soutien aux élections, un triomphe aux deux généraux aristocrates et ne s’était pour le moment occupé de rien.