— Il faut vraiment, me glissa Cicéron, que les choses aillent mal pour que Lucullus abandonne son palais de la baie de Naples et se mêle à la plèbe !
Il gravit l’échelle conduisant à l’estrade, suivi par Hortensius et enfin Rabirius, qui eut tant de mal à monter les quelques échelons que ses avocats durent se baisser pour le hisser jusqu’à eux. Tous trois luisaient des crachats dont on les avait gratifiés. Hortensius semblait particulièrement épouvanté car il ne s’était apparemment pas aperçu à quel point le sénat était devenu impopulaire durant cet hiver rigoureux. Les orateurs s’assirent sur leur banc, Rabirius coincé entre eux. Une trompette sonna et, de l’autre côté du Tibre, le drapeau rouge fut hissé sur le Janicule pour signaler que la ville ne risquait pas d’être prise d’assaut et que l’assemblée pouvait commencer.
En tant que président du tribunal, Labienus contrôlait le déroulement du procès tout en étant accusateur, et cela lui donnait un avantage considérable. De nature plutôt audacieuse, il choisit de parler en premier et ne tarda pas à lancer les pires accusations contre Rabirius, qui se tassait de plus en plus sur son siège. Labienus ne prit même pas la peine de faire venir des témoins à la barre. Il n’en avait pas besoin puisque les votes lui étaient déjà acquis. Il termina sur une sévère péroraison portant sur l’arrogance du sénat, la cupidité de la petite clique qui le contrôlait, et la nécessité de donner à Rabirius un châtiment exemplaire pour que plus jamais à l’avenir un consul n’ose s’imaginer qu’il puisse autoriser le meurtre d’un concitoyen et espérer rester impuni. La foule hurla son assentiment. « C’est à ce moment-là que j’ai pris conscience, dira par la suite Cicéron, avec la force d’une révélation, que la véritable cible de la foule déchaînée par César n’était pas Rabirius mais moi, en tant que consul, et que je devais d’une façon ou d’une autre reprendre le contrôle de la situation avant de ne même plus être habilité à m’occuper des semblables de Catilina. »
Hortensius prit ensuite la parole et fit de son mieux, mais les grands morceaux de bravoure ampoulés qui avaient fait sa célébrité appartenaient à d’autres lieux — et, en vérité, à une autre époque. Il avait cinquante ans passés, avait plus ou moins pris sa retraite et manquait désormais de pratique… et cela se sentait. Certains dans le public, près de l’estrade, se mirent même à parler pendant son discours, et je me trouvais assez près pour voir la panique sur son visage lorsqu’il s’aperçut peu à peu que lui, le grand Hortensius, le Maître à Danser, le Roi des Tribunaux, perdait son auditoire. Plus il arpentait l’estrade, faisait pivoter sa noble tête et agitait les bras avec véhémence, plus il était ridicule. Personne ne s’intéressait à ce qu’il avait à dire. Le vacarme était tel, avec ces milliers de citoyens qui piétinaient et discutaient entre eux en attendant de voter, que je ne pus entendre tous ses propos. Il s’interrompit, en sueur malgré le froid, et s’essuya la figure avec son mouchoir avant d’appeler ses témoins : d’abord Catulus, puis Isauricus. Chacun d’eux monta sur l’estrade et fut écouté respectueusement. Mais dès qu’Hortensius reprit la parole, le brouhaha des conversations reprit également. À ce moment-là, il aurait pu conjuguer la langue de Démosthène avec l’esprit de Plaute, cela n’aurait fait aucune différence. Cicéron contemplait le tumulte, blême, immobile, comme sculpté dans le marbre.
Puis Hortensius finit par s’asseoir et ce fut au tour de Cicéron de parler. Labienus le pria de s’adresser à l’assemblée, cependant le chahut était si assourdissant qu’il ne se leva pas tout de suite. Il examina sa toge avec la plus grande attention et en brossa de la main quelques poussières invisibles. Le bruit continua. Cicéron contempla ses ongles. Il croisa les bras et regarda autour de lui. Il attendit. Cela dura un certain temps. Puis un silence animal, à la fois respectueux et maussade finit par s’installer sur le Champ de Mars. Alors seulement, Cicéron hocha la tête, comme pour marquer son approbation, et se leva lentement.
— Romains, lança-t-il, je n’ai point coutume, dans les causes que je plaide, de commencer par rendre compte des motifs pour lesquels je m’en suis chargé. Toutefois, dans cette affaire où j’ai à défendre la vie, l’honneur et la fortune entière de Gaius Rabirius, je crois devoir exposer d’abord pourquoi je viens lui rendre un tel service. En effet, si Rabirius est sous le coup d’une accusation capitale, ce n’est pas que ce vieillard faible et isolé soit personnellement coupable d’un délit. Il ne s’agit, Romains, dans ce procès, de rien de moins que d’anéantir à jamais dans Rome toute volonté publique, tout accord des gens de bien contre la fureur et l’audace des méchants, tout refuge, toute garantie de salut, dans les situations les plus critiques de l’État. Je commencerai donc, poursuivit-il d’une voix de plus en plus forte, ses mains et son regard s’élevant lentement vers le ciel, comme on doit le faire dans un débat où il s’agit de la vie, de l’honneur et de la fortune entière, par implorer l’indulgence et la faveur de Jupiter très bon et très puissant, ainsi que de tous les dieux et les déesses, dont l’assistance tutélaire, bien plus que les lumières et les conseils des hommes, gouverne cette république ; je les supplie de permettre que ce jour voie Rabirius sauvé et la constitution secourue.
Cicéron avait coutume de dire que plus une foule était importante, plus elle était stupide, et qu’il était toujours efficace, devant une immense assemblée, d’en appeler au surnaturel. Ses paroles résonnèrent tel un roulement de tambour dans la plaine silencieuse. On bavardait encore à la périphérie, mais beaucoup trop loin pour noyer ses propos.
— Labienus, tu convoques cette assemblée en te présentant comme un populiste. Eh bien ! lequel de nous deux est l’ami du peuple ? Est-ce toi qui veux que, dans l’assemblée même, on livre les citoyens romains au bourreau ; toi qui demandes qu’au Champ de Mars, on plante et on élève une croix pour le supplice des citoyens ? Ou moi, qui défends de profaner l’assemblée publique par la présence funeste d’un bourreau ? Le voilà, ce digne tribun, l’ami du peuple, le défenseur et le soutien des lois et de la liberté publique !
Labienus fit mine d’écarter Cicéron d’un geste de la main, comme s’il n’était qu’une libellule qu’il pouvait chasser, mais son mouvement était empreint de mauvaise humeur : comme toutes les brutes, il s’y entendait davantage pour infliger les blessures que pour en recevoir.
— Tu accuses Gaius Rabirius d’avoir tué Lucius Saturninus, et déjà Quintus Hortensius, appuyé d’un grand nombre de témoignages, a prouvé par sa défense magistrale la fausseté de cette accusation. Mais s’il n’avait tenu qu’à moi, j’accepterais l’accusation, je prendrais tout sur moi, j’avouerais tout !
Un grondement de colère parcourut l’assistance, néanmoins Cicéron continua par-dessus les cris :
— Oui, oui, plût aux dieux que l’état de la cause me permît de déclarer hautement que Saturninus, ennemi de la république, est mort de la main de Gaius Rabirius !
Il désigna d’un mouvement théâtral le buste de Saturninus et dut attendre un moment avant de reprendre tant était virulente l’hostilité manifestée contre lui.