Il avait, si je me souviens bien, une douzaine d’années. Son visage était beau et serein, d’une délicatesse presque féminine, et des traces de fard doré brillaient encore sur son nez et ses joues tandis que des fragments de ruban s’accrochaient à ses boucles brunes gorgées d’eau. On lui avait tranché la gorge. Son corps avait été ouvert de haut en bas, jusqu’à l’aine, et vidé de ses organes. Il n’y avait pas de sang, juste cette sombre cavité oblongue évoquant un poisson éventré et remplie de la boue du fleuve. Je ne sais comment Cicéron parvint à contempler cette vision sans perdre contenance, mais il déglutit et garda les yeux rivés sur le cadavre. Il finit par dire d’une voix rauque :
— C’est atroce.
— Et ce n’est pas tout, annonça Octavius.
Il s’accroupit, saisit le crâne de l’enfant entre ses mains et le tourna vers la gauche. Pendant que la tête bougeait, la blessure béante qu’il avait au cou s’ouvrit et se referma de façon obscène, comme une seconde bouche qui aurait tenté de murmurer un avertissement. Octavius paraissait totalement indifférent, mais c’était évidemment un militaire, et il était sans doute habitué à de telles scènes. Il écarta les cheveux pour révéler une empreinte profonde juste au-dessus de l’oreille droite du garçon, et enfonça son pouce dedans.
— Tu vois ? On dirait qu’il a été abattu par-derrière, avec un marteau, semble-t-il.
— Le visage fardé, les rubans dans les cheveux, assommé par-derrière avec un marteau, répéta Cicéron, sa diction se ralentissant à mesure qu’il comprenait où sa logique le menait. Puis la gorge tranchée. Et finalement, le corps éviscéré.
— Exactement, dit Octavius. Ses assassins ont dû vouloir inspecter ses entrailles. Il a été victime d’un sacrifice — un sacrifice humain.
À ces mots, en ce lieu froid et sombre, je sentis mes cheveux se dresser sur ma nuque et je sus que je me trouvais en présence du Mal — le Mal en tant que force palpable, aussi puissante que la foudre.
— Aurais-tu, demanda Cicéron, entendu parler de cultes dans cette ville qui impliqueraient la pratique d’une telle abomination ?
— Non, aucun. Il y a toujours les Gaulois, bien sûr… on dit qu’ils font ce genre de choses. Mais ils ne sont pas nombreux dans la cité en ce moment, et ceux qui sont là se conduisent de façon civilisée.
— Et qui est la victime ? Quelqu’un l’a réclamée ?
— C’est l’autre raison pour laquelle je voulais que tu viennes voir la chose par toi-même.
Octavius fit rouler le corps sur le ventre.
— Il y a une petite marque de propriété juste au-dessus des fesses, tu vois ? Ceux qui ont jeté le corps ont pu ne pas la voir. « C. Ant. M.f.C.n. », Caius Antonius, fils de Marcus, petit-fils de Caius. Voilà une famille très en vue ! C’était donc l’esclave de ton collègue consulaire, Antonius Hybrida.
Il se releva et s’essuya les mains sur la voile avant de la rejeter avec désinvolture sur le corps.
— Qu’est-ce que tu veux faire ?
Cicéron contemplait, comme hypnotisé, le ballot pathétique à ses pieds.
— Qui est au courant ?
— Personne.
— Hybrida ?
— Non.
— Pourquoi cette foule, dehors ?
— Le bruit court qu’il y a eu une sorte de meurtre rituel. Tu es bien placé pour savoir comment sont les foules. Les gens disent que c’est un mauvais présage à la veille de ton consulat.
— Ils ont peut-être raison.
— L’hiver a été rude. Il ne serait pas inutile de les calmer. Je me disais que nous pourrions prévenir le collège des pontifes pour leur demander de célébrer une sorte de cérémonie de purification…
— Non, non, intervint aussitôt Cicéron en détachant son regard du corps recouvert. Pas de prêtres. Les prêtres ne feraient qu’aggraver les choses.
— Que faire, alors ?
— N’en parle à personne. Fais brûler les restes le plus tôt possible. Ne laisse personne les voir. Interdis à tous ceux qui ont déjà vu le corps de livrer des détails à quiconque, sous peine d’emprisonnement, voire pis.
— Et la foule ?
— Tu t’occupes du corps. Je me charge de la foule.
Octavius haussa les épaules.
— Comme tu voudras.
Il ne semblait pas très concerné. Il était à deux jours de quitter ses fonctions, et j’imagine qu’il était soulagé d’être débarrassé du problème.
Cicéron alla jusqu’à la porte et respira profondément à plusieurs reprises, ce qui ramena un peu de couleurs à ses joues. Alors, ainsi que je l’avais vu faire si souvent, il se redressa et plaqua une expression assurée sur son visage. Puis il sortit et grimpa sur un tas de planches pour s’adresser à la foule.
— Romains, j’ai pu vérifier que les sombres rumeurs qui courent dans la cité sont absolument fausses ! (Il devait hurler dans les rafales glacées pour se faire entendre.) Retournez auprès de vos familles et profitez pleinement des festivités !
— Mais j’ai vu le corps ! cria un homme. C’était un sacrifice humain, pour amener la malédiction sur la république !
Sa vocifération fut reprise par d’autres :
— La cité est maudite !
— Ton consulat subira la malédiction !
— Qu’on fasse venir les prêtres !
Cicéron leva les mains.
— Certes, le corps est dans un état épouvantable. Mais qu’attendiez-vous ? Le pauvre garçon a séjourné longtemps dans l’eau. Les poissons sont affamés. Ils prennent leur nourriture là où ils la trouvent. Vous voulez vraiment que je fasse venir un prêtre ? Pour quoi faire ? Pour maudire les poissons ? Pour bénir les poissons ?
Quelques personnes se mirent à rire.
— Depuis quand les Romains craignent-ils les poissons ? Rentrez chez vous. Amusez-vous. Une nouvelle année sera bientôt là, avec un nouveau consul — quelqu’un dont vous pouvez être certains qu’il vous protégera toujours !
Ce n’était pas une grande déclaration au vu de ses autres discours, mais elle eut l’effet escompté. Il y eut même quelques acclamations. Cicéron sauta en bas des planches. Les légionnaires nous ouvrirent un chemin parmi la foule et nous retournâmes rapidement vers la cité. Je regardai en arrière juste avant d’arriver à la porte. Les premiers rangs des curieux commençaient déjà à se disperser, en quête de nouvelles distractions. Je me retournai vers Cicéron afin de le féliciter pour l’efficacité de son intervention, mais il était penché au-dessus du fossé en contrebas de la route, et il vomissait.
Tel était donc l’état de la cité à la veille du consulat de Cicéron : un mélange explosif de faim, de tumulte et d’inquiétude ; de mutilés de guerre et de fermiers ruinés qui mendiaient à tous les coins de rue ; de bandes de jeunes avinés et bruyants qui terrorisaient les boutiquiers ; de femmes de bonne famille qui se prostituaient ouvertement devant les tavernes ; de brusques incendies, de violentes tempêtes, de nuits sans lune et de chiens errants ; de fanatiques, de devins, de mendiants et de bagarres. Pompée était toujours loin de Rome, à la tête des légions d’Orient, et, en son absence, il flottait dans l’air, tel un brouillard humide et insaisissable, le sentiment confus et désagréable que quelque chose de terrible se préparait, sans qu’on sût très bien quoi. On disait des nouveaux tribuns qu’ils travaillaient avec César et Crassus à un grand projet secret visant à redistribuer le domaine public aux pauvres de la cité. Les patriciens ne manqueraient pas de s’y opposer. Les biens de première nécessité manquaient, on stockait la nourriture et les boutiques étaient vides. Même les usuriers avaient cessé de prêter de l’argent.