— Tu dis que ton oncle y était, Labienus. Soit, je veux même qu’il n’y ait été contraint ni par l’état désespéré de ses affaires, ni par quelques malheurs domestiques ; je veux que l’affection qui l’unissait à Saturninus l’ait déterminé à sacrifier la patrie à l’amitié : mais était-ce une raison pour Gaius Rabirius de trahir la république, de ne pas obéir à la voix, à l’ordre des consuls ? Que ferais-je, Romains, si Labienus, comme Saturninus, avait immolé des citoyens ; s’il avait brisé la prison, s’il avait envahi le Capitole à la tête d’une troupe armée ? Je vais vous le dire : je ferais ce que fit le consul d’alors, j’en instruirais le sénat, je vous appellerais à la défense de la république, je prendrais les armes avec vous pour résister à l’ennemi. Et que ferait Labienus ? Il me ferait crucifier !
Oui, ce fut une belle prestation, et j’espère que j’ai pu rendre ici l’atmosphère de la scène : les orateurs sur l’estrade avec leur client grincheux, les licteurs postés autour de l’estrade pour protéger le consul, la foule grouillante des citoyens romains — plébéiens, chevaliers et sénateurs rassemblés — les légionnaires portant casque à plumet et leurs généraux drapés d’écarlate, les enclos montés pour accueillir le vote ; le bruit général, les temples rutilants sur le lointain Capitole, et le froid mordant de ce mois de janvier. Je cherchai César du regard et crus à plusieurs reprises apercevoir son visage mince apparaître dans la foule. Catilina se trouvait sûrement là avec sa clique, dont Rufus venu vociférer sa part d’insultes à l’encontre de son ancien mentor.
Cicéron conclut, comme toujours, en posant la main sur l’épaule de son client pour en appeler à la clémence de la cour — « Il ne vous demande pas qu’on lui permette de vivre avec dignité, il veut seulement pouvoir mourir sans honte » —, puis tout fut terminé et Labienus donna l’ordre de commencer le vote.
Cicéron témoigna sa sympathie à un Hortensius très abattu puis sauta au bas de l’estrade et s’approcha de l’endroit où je me tenais. Comme souvent après un grand discours, il était encore enflammé et respirait profondément, les yeux brillants, les narines palpitantes, pareil à un cheval après une course éreintante. Il s’était montré particulièrement vibrant. Je me souviens d’une phrase en particulier : « Si la nature a renfermé notre vie dans des bornes étroites, elle n’en a pas mis à notre gloire. » Malheureusement, les belles paroles ne remplacent pas les votes, et quand Quintus nous rejoignit, il nous annonça sombrement que tout était perdu. Il venait d’assister au dépouillement des premières tablettes — les centuries votaient unanimement la condamnation de Rabirius, ce qui signifiait que le vieil homme devrait quitter l’Italie immédiatement, que sa maison serait démolie et tous ses biens confisqués.
— C’est une tragédie, jura Cicéron.
— Tu as fait de ton mieux, frère. Au moins, il est très vieux et a déjà vécu sa vie.
— Je ne pensais pas à Rabirius, imbécile, mais à mon consulat !
Il n’avait pas fini de parler que nous entendions une exclamation puis un cri perçant. Une échauffourée venait d’éclater tout près, et nous distinguâmes clairement la haute stature de Catilina émerger de la mêlée et assener force coups de poing. Des légionnaires se précipitèrent pour séparer les combattants. Derrière eux, Metellus et Lucullus s’étaient levés pour regarder la scène. Celer, l’augure, qui se tenait à côté de son cousin Metellus, avait mis ses mains en cornet contre sa bouche et encourageait les soldats.
— Regarde Celer, là-bas, dit Cicéron non sans une pointe d’admiration. Il brûle d’en être. Il aime la bagarre !
Il devint un instant pensif puis annonça soudain :
— Je vais lui parler.
Il partit si brusquement que ses licteurs eurent du mal à passer devant lui pour lui ouvrir un chemin. Lorsque les deux généraux virent le consul approcher, ils lui jetèrent un regard peu amène. Tous deux étaient coincés hors les murs de la cité depuis longtemps, à attendre que le sénat vote leur triomphe — plusieurs années dans le cas de Lucullus, qui en avait profité pour faire bâtir une vaste retraite à Misène dans la baie de Naples, et un palais au nord de Rome. Mais le sénat hésitait à accéder à leur demande, principalement parce qu’ils s’étaient tous les deux disputés avec Pompée. Ils étaient donc pris au piège. Seuls les détenteurs de l’imperium pouvaient se voir attribuer un triomphe ; mais s’ils pénétraient dans l’enceinte de Rome pour réclamer ce triomphe, ils mettaient automatiquement fin à leur imperium. On pouvait comprendre leur frustration.
— Imperator, dit Cicéron en levant la main pour saluer chaque homme l’un après l’autre. Imperator.
— Il y a des choses dont il faudrait que nous parlions, commença Metellus sur un ton menaçant.
— Je sais exactement ce que tu vas me dire, répliqua Cicéron, et je t’assure que je tiendrai ma promesse et plaiderai ta cause devant le sénat. Mais aujourd’hui n’est pas le jour. Vous voyez à quelles pressions je dois faire face pour le moment ? J’ai besoin d’aide, pas pour moi mais pour le salut de la nation. Celer, m’aideras-tu à sauver la république ?
Celer échangea un regard avec son cousin.
— Je ne sais pas. Tout dépend de ce que tu voudrais que je fasse.
— Il s’agit d’une affaire périlleuse, l’avertit Cicéron, sachant pertinemment que cela rendrait la mission d’autant plus attirante pour un homme comme Celer.
— Personne ne m’a jamais traité de lâche. Parle.
— Je voudrais que tu prennes un détachement des excellents légionnaires de ton cousin, que tu traverses le Tibre, montes sur le Janicule et abaisses le drapeau.
Celer lui-même eut un instant d’hésitation en entendant la requête car chacun savait qu’en abaissant le drapeau — signal de l’approche d’une armée ennemie — on suspendrait aussitôt l’assemblée, et que le Janicule était toujours défendu par de nombreux gardes. Son cousin et lui se tournèrent tous deux vers Lucullus, qui était de loin le plus vieux des trois, et je regardai cet élégant patricien peser le pour et le contre.
— C’est un stratagème plutôt désespéré, consul, lâcha-t-il.
— Effectivement, convint Cicéron. Mais si nous perdons ce procès, ce sera un désastre pour Rome. Aucun consul ne sera plus jamais assuré d’avoir l’autorité pour réprimer une rébellion armée. Je ne sais pas pourquoi César veut instituer un tel précédent, mais je sais que nous ne pouvons pas nous permettre de le laisser faire.
À la fin, ce fut Metellus qui dit :
— Il a raison, Lucius. Donnons-lui des hommes. Quintus, demanda-t-il à Celer, tu veux le faire ?
— Bien sûr.
— Parfait, conclut Cicéron. Les gardes devraient t’obéir en tant que préteur, mais au cas où ils renâcleraient, je te fais accompagner par mon secrétaire.
Et, à ma consternation, il fit glisser sa bague de son doigt et me la mit dans la paume.
— Tu diras au commandant que le consul est formel, me confia-t-il : un ennemi menace Rome, et il faut abaisser le drapeau. Ma bague prouvera que tu es mon émissaire. Tu crois que tu peux y arriver ?
J’acquiesçai d’un signe de tête. Que pouvais-je faire d’autre ? Metellus, de son côté, appelait le centurion qui était intervenu contre Catilina et, presque immédiatement, je me retrouvai en train de cavaler, hors d’haleine, derrière une troupe de trente légionnaires qui avançaient au pas de course, l’épée tirée, avec Celer et le centurion à leur tête. Notre mission — soyons francs — était d’interrompre l’assemblée légale du peuple romain, et je me souviens d’avoir pensé : Qu’importe Rabirius, là, c’est de la trahison. Nous quittâmes le Champ de Mars et franchîmes le pont Sublicius par-dessus les eaux brunes et tumultueuses du Tibre avant de traverser la plaine vaticane, hérissée des tentes sordides et des cabanes de fortune des miséreux. Au pied du Janicule, les corbeaux de Junon veillaient sur les branches dénudées des arbres sacrés en une telle profusion de formes noires et ratatinées que, lorsque nous passâmes à côté et les fîmes s’envoler en criant, ce fut comme si c’était le bois lui-même qui décollait. Nous remontâmes la route vers le sommet de la colline, et jamais éminence ne me parut si abrupte. Au moment même où j’écris ces mots, je crois sentir mon cœur cogner dans ma poitrine et les poumons me brûler alors que je cherchais mon souffle en sanglotant. La douleur qui me perçait le flanc paraissait aussi vive qu’un coup de lance.