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Au point culminant, sur la crête de la colline, se dressait un temple de Janus, un visage tourné vers Rome et l’autre vers la campagne, au-dessus duquel flottait un immense drapeau rouge qui battait et claquait au vent. Une vingtaine de légionnaires se serraient autour de deux grands braseros, et nous les encerclâmes avant qu’ils ne pussent faire le moindre geste pour nous arrêter.

— Certains d’entre vous me connaissent déjà ! cria Celer. Je suis Quintus Caecilius Celer, préteur et augure, et j’ai combattu dans l’armée de mon beau-frère, Pompée le Grand. Et voici un homme, ajouta-t-il en me désignant, qui vient avec la bague de notre consul Cicéron. Il donne l’ordre de descendre le drapeau. Qui commande ici ?

— Moi, répondit un centurion, soldat expérimenté d’une quarantaine d’années, en avançant d’un pas. Et je me moque de qui vous êtes ou de quelle autorité vous représentez : ce drapeau continuera de flotter tant qu’un ennemi ne menace pas Rome.

— Mais justement, Rome est menacée, assura Celer. Regarde !

Et il désigna la campagne à l’ouest de la cité qui s’étendait à nos pieds. Le centurion se tourna pour regarder et, dans un éclair, Celer le saisit par les cheveux et lui colla le fil de son épée contre la gorge.

— Quand je dis qu’un ennemi arrive, siffla-t-il, c’est qu’un ennemi arrive, tu comprends ? Et sais-tu comment je sais qu’un ennemi arrive, alors que tu ne peux pas le voir ?

Il tordit vicieusement la chevelure du soldat, lui arrachant une exclamation.

— C’est parce que je suis un augure, nom de nom. Et maintenant, descends-moi ce drapeau et sonne l’alarme.

Nul n’émit plus de protestation après cela. L’une des sentinelles défit la corde et abaissa le drapeau pendant qu’une autre prenait sa trompette et en tirait quelques notes perçantes. Je scrutai le Champ de Mars, de l’autre côté du Tibre, et les milliers de citoyens rassemblés là-bas, mais la distance était trop grande pour déterminer tout de suite ce qui s’y passait. Il fallut attendre un moment pour comprendre que les gens semblaient se disperser, et que les nuages de poussière qu’on apercevait à la périphérie du champ étaient soulevés par la foule qui fuyait vers les maisons. Cicéron me décrivit par la suite l’effet produit lorsque l’assistance avait entendu la trompette et s’était aperçue que le drapeau descendait. Labienus avait tenté de calmer la foule en lui assurant que ce n’était qu’un subterfuge, mais les grands rassemblements de gens sont aussi stupides et faciles à effrayer qu’un banc de poissons ou un troupeau de bêtes. La rumeur se répandit aussitôt que la ville allait être attaquée. Malgré les exhortations de Labienus et des autres tribuns, le vote dut être abandonné. Nombre des enclos furent fracassés par les citoyens affolés. La tribune où s’étaient tenus Metellus et Lucullus fut renversée et mise en pièces. Il y eut une bagarre générale. Un chapardeur fut poignardé. Metellus Pius, le pontifex maximus, eut une sorte d’attaque et dut être transporté de toute urgence, inconscient, vers la cité. D’après Cicéron, le seul qui resta parfaitement calme fut Gaius Rabirius, qui se balançait d’avant en arrière sur son banc, seul au milieu du chaos sur l’estrade désertée, les yeux clos, fredonnant pour lui-même un air étrange et discordant.

Pendant les quelques semaines qui suivirent le tumulte du Champ de Mars, il sembla que Cicéron avait gagné. César, surtout, se fit très discret et ne chercha pas à rouvrir le procès contre Rabirius. Au contraire : le vieillard rentra chez lui, à Rome, et put continuer à vivre en paix, perdu dans son monde, pendant encore une année avant de mourir de sa belle mort. Il en fut de même avec la loi agraire des populares. Le stratagème de Cicéron, en achetant Hybrida, fit des émules et encouragea la défection d’autres tribuns qui acceptèrent des pots-de-vin des patriciens pour changer de bord. Bloqué au sénat par la coalition de Cicéron et menacé d’un veto à l’assemblée populaire, on n’entendit plus jamais parler du formidable projet de loi de Rullus, résultat de tant d’efforts.

Quintus était de fort bonne humeur.

— S’il s’agissait d’un combat de lutte entre toi et César, déclara-t-il, tout serait terminé. Il suffirait que l’un des adversaires tombe deux fois au sol pour déterminer le vainqueur, et tu l’as déjà mis à terre deux fois.

— Malheureusement, répliqua Cicéron, la politique n’est jamais aussi claire que la lutte, et ne respecte aucune règle établie.

Il était absolument certain que César préparait quelque chose, ou l’inactivité de ce dernier n’aurait eu aucun sens. Mais de quoi s’agissait-il ? C’était un vrai mystère.

Fin janvier s’acheva le premier mois de présidence de Cicéron au sénat. Hybrida lui succéda sur la chaise curule, et Cicéron se consacra à son travail juridique. Ses licteurs partis, il se rendait au forum escorté de deux solides gaillards de l’ordre équestre. Atticus avait tenu parole : ils restaient à proximité, mais assez discrètement pour ne paraître que des amis du consul. Catilina ne tentait rien. Chaque fois que Cicéron et lui se croisaient, ce qui était inévitable à l’intérieur de la curie encombrée, il tournait ostensiblement le dos. Je crus une fois le voir faire mine de se trancher la gorge d’un geste du doigt au passage de Cicéron, mais personne d’autre ne parut le remarquer. Il va sans dire que César était toute affabilité, et félicita même Cicéron pour la puissance de ses discours et l’intelligence de sa stratégie. J’en tirai un enseignement. L’homme politique qui réussit véritablement met une barrière entre sa personne privée et les affronts et revers de sa vie publique, de sorte que c’est presque comme si cela arrivait à quelqu’un d’autre ; César possédait cette faculté plus que tous les hommes que j’ai pu rencontrer.

Puis le jour arriva où l’on nous annonça la mort du pontifex maximus Metellus Pius. Ce n’était guère surprenant. Le vieux soldat avait plus près de soixante-dix ans que de soixante, et était souffrant depuis plusieurs années. Il ne reprit jamais conscience après l’attaque dont il avait souffert sur le Champ de Mars. Son corps fut exposé dans sa résidence officielle, le vieux palais des rois, et Cicéron, en qualité de premier magistrat, prit son tour dans la garde d’honneur de la veillée funèbre. Les funérailles furent les plus élaborées que j’eusse jamais vues. Allongé sur le côté, comme sur un lit de table, et revêtu de sa robe de prêtre, Pius fut porté sur une litière ornée de fleurs par huit membres du collège des pontifes parmi lesquels César, Silanus, Catulus et Isauricus. Il avait les cheveux peignés et pommadés, sa peau parcheminée avait été huilée et il avait les yeux grands ouverts ; il paraissait bien plus vivant maintenant qu’il était mort. Son fils adoptif, Scipion, et sa veuve, Licinia Minor, marchaient derrière la bière, suivis par les vierges vestales et les grands prêtres des divinités officielles. Venaient ensuite les chars transportant les chefs de la grande famille des Metelli, Celer en tête, et les voir ainsi rassemblés — et voir aussi les comédiens qui paradaient derrière eux revêtus des masques mortuaires des ancêtres de Pius — rappelait que c’était encore la famille politique la plus puissante de Rome.