— Je veux rentrer chez moi, fit la voix plaintive de Rabirius. S’il vous plaît, est-ce que je peux rentrer maintenant ?
Cicéron et moi quittâmes la maison moins d’une heure plus tard, la neige inhabituelle craquant et crissant sous nos pas tandis que nous descendions la rue déserte en direction de la ville. Cette fois encore, nous étions seuls, et cela me paraît, avec le recul, incroyable — en fait ce devait être la dernière fois que Cicéron put s’aventurer dans Rome sans un garde du corps. Il remonta cependant la capuche de son manteau afin d’éviter d’être reconnu : cet hiver-là, les rues les plus animées n’étaient plus sûres, même de jour.
— Il faudra qu’ils acceptent un compromis, dit-il. Cela ne leur plaira pas, mais ils n’auront pas le choix.
Il poussa alors un juron et donna un coup de pied dans la neige avec emportement.
— Tiron, mon consulat va-t-il se résumer à cela ? Une année passée à faire la navette entre les patriciens et les plébéiens pour essayer de les empêcher de s’écharper ?
Comme je ne trouvai pas de réponse encourageante, nous poursuivîmes notre chemin en silence.
À cette époque, César habitait le quartier de Subura, un peu plus bas que là où vivait Cicéron. Cette maison appartenait à sa famille depuis plus d’un siècle et avait sans doute eu belle allure en son temps. Mais lorsque César en avait hérité, le voisinage avait considérablement décliné. Même la neige virginale, tachée par la suie de feux de bois consumés et piquetée d’excréments humains lancés par les fenêtres des habitations, ne faisait qu’accentuer encore la misère de ces rues étroites. Les mendiants réclamaient de l’argent d’une main tremblante, mais je n’en avais délibérément pas pris sur moi. Je me rappelle qu’une vieille prostituée vociférait en se faisant bombarder de boules de neige par une bande de voyous, et que, par deux fois, nous vîmes des doigts et des pieds dépasser de monticules gelés indiquant qu’un malheureux était mort de froid pendant la nuit.
C’était donc là, dans Subura, que César, tel un grand requin entouré par un banc de menu fretin qui guettait ses restes, attendait son heure. Sa maison se trouvait au bout d’une rue de cordonniers, flanquée de deux immeubles chancelants de sept ou huit étages. Le linge gelé qui séchait entre les deux évoquait l’image de deux ivrognes en guenilles s’étreignant par-dessus le toit. Devant l’entrée, une dizaine de brutes étaient rassemblées autour d’un brasero de fer, et je sentis leurs yeux calculateurs et affamés me déshabiller alors que nous attendions d’être introduits.
— Voilà les citoyens qui vont juger Rabirius, commenta Cicéron à mi-voix. Le pauvre vieux débris n’a pas une chance de s’en sortir.
L’intendant prit nos manteaux et nous fit entrer dans l’atrium avant d’aller prévenir son maître de l’arrivée de Cicéron, nous laissant examiner les masques mortuaires des ancêtres de César. Curieusement, il n’y avait que trois consuls dans la lignée directe de César, ce qui semblait un score bien mince pour une famille qui prétendait remonter à la fondation de Rome et trouver ses origines dans le sein de Vénus. Un petit bronze représentait d’ailleurs la déesse. La statue était d’une finesse exquise, mais abîmée et ternie, comme les tapis, les fresques, les tapisseries défraîchies et le mobilier : l’ensemble témoignait d’une famille orgueilleuse qui avait connu des jours meilleurs. Nous eûmes tout le loisir d’apprécier ces vestiges du temps passé, et César n’apparaissait toujours pas.
— Décidément, cet homme force l’admiration, commenta Cicéron, qui avait déjà fait trois ou quatre fois le tour de la pièce. Je suis là, près de devenir le personnage le plus important de Rome alors qu’il n’est même pas encore préteur. Et c’est moi qui dois lui faire des ronds de jambe !
Au bout d’un moment, je m’aperçus qu’une enfant d’une dizaine d’années au visage grave, sans doute Julia, la fille de César, nous observait derrière une porte. Je lui souris et elle décampa. Quelques instants plus tard, la mère de César, Aurélia, surgit de la même pièce. Son visage, comme celui de son fils, faisait penser à une tête de rapace — allongé, les yeux sombres, attentif — et il émanait d’elle cette même cordialité glacée. Cicéron la connaissait depuis de nombreuses années. Ses trois frères, les Cotta, avaient été consuls, et si Aurélia avait été un homme, elle aurait certainement elle aussi accédé à ce rang car elle était la plus intelligente et la plus courageuse du lot. En l’état des choses, elle devait se contenter de pousser la carrière de son fils, et, à la mort d’un de ses frères, elle s’arrangea pour que César puisse prendre sa place au collège des pontifes — un coup de maître, en l’occurrence.
— Consul, pardonne-lui sa grossièreté, dit-elle. Je lui ai rappelé que tu étais ici, mais tu sais comment il est.
Il y eut un bruit de pas et nous nous retournâmes pour apercevoir une femme dans le couloir conduisant à la porte. De toute évidence, elle avait espéré passer inaperçue, mais l’une de ses chaussures avait dû se défaire. Elle s’appuya contre le mur pour la rattacher, ses cheveux châtains défaits, et jeta un regard coupable dans notre direction. Je ne sais pas lequel des deux fut le plus gêné : Postumia — car tel était le nom de la femme — ou Cicéron, qui la connaissait très bien puisqu’elle était l’épouse de son grand ami juriste et sénateur Servius Sulpicius. En fait, elle devait dîner le soir même en compagnie de Cicéron.
Il reporta précipitamment son attention sur le bronze de Vénus et feignit d’être en pleine conversation. « Il est magnifique : c’est un Myron ? » Il ne releva les yeux que lorsqu’elle fut partie.
— Bravo pour ton tact, commenta Aurélia en secouant la tête. Je ne reproche pas à mon fils ses liaisons — un homme est un homme — mais certaines de ces femmes d’aujourd’hui sont d’une impudeur incroyable.
— Qu’est-ce que vous racontez, tous les deux ?
Que ce fût en temps de paix ou en temps de guerre, César se plaisait à surgir par-derrière au moment où l’on s’y attendait le moins, et, en entendant cette voix dure et cassante, nous nous retournâmes tous les trois. Je le revois encore, sa grosse tête apparaissant comme un crâne dans la pénombre de cette fin d’après-midi. On m’interroge sans cesse sur lui : « Tu as rencontré César ? Comment était-il ? Dis-nous à quoi il ressemblait — le dieu César ! » Eh bien, je me souviens de lui comme d’un curieux mélange de dureté et de douceur — les muscles d’un soldat sous la tunique à ceinture lâche d’un dandy décadent ; la sueur âcre de l’effort recouverte par le parfum suave de l’huile de crocus ; une ambition impitoyable gainée d’un charme enjôleur.
— Prends garde à elle, Cicéron, poursuivit-il en émergeant de l’ombre. Elle est plus fine politicienne que nous deux réunis, n’est-ce pas, mère ?
Toujours derrière elle, il la saisit par la taille et l’embrassa juste sous l’oreille.
— Arrête ça tout de suite, protesta-t-elle en se dégageant et feignant l’irritation. J’ai tenu mon rôle d’hôtesse bien assez longtemps. Où est ta femme ? Il n’est pas convenable qu’elle sorte sans cesse sans escorte. Envoie-la-moi dès qu’elle rentrera.
Elle inclina gracieusement la tête en direction de Cicéron.
— Tous mes vœux pour demain. C’est une formidable réussite d’être le premier de sa famille à obtenir le consulat.
César la regarda s’éloigner sans dissimuler son admiration.
— Sérieusement, Cicéron, dit-il, les femmes de cette ville sont beaucoup plus habiles que les hommes, et ta propre épouse en est un bel exemple.