Выбрать главу

César entendait-il par là qu’il désirait séduire Terentia ? J’en doute. La tribu la plus hostile de Gaule eût été moins difficile à conquérir. Mais je vis Cicéron ronger son frein.

— Je ne suis pas venu discuter des femmes de Rome, répliqua-t-il, aussi vaste que puisse être ta science en la matière.

— Pourquoi es-tu venu, alors ?

Cicéron me fit un signe de tête. J’ouvris ma boîte à documents et tendis l’assignation à César.

— Chercherais-tu à me corrompre ? demanda César avec un sourire en me la rendant aussitôt. Je ne puis discuter de cette question. Je dois être juge.

— Je veux que tu acquittes Rabirius de ces accusations.

César émit son petit rire sans joie et ramena une fine mèche de cheveux derrière son oreille.

— Je n’en doute pas.

— Écoute, César, fit Cicéron avec un soupir, parlons sans détour. Tout le monde sait que Crassus et toi dirigez les tribuns. Je doute que Labienus ait même connu le nom de son malheureux oncle avant que tu ne le lui mettes dans la tête. Quant à Sura… il aurait pu être accusé de perduellio pour un poisson. C’est encore une de tes manigances.

— Sincèrement, je ne peux pas discuter d’une affaire que je dois juger.

— Reconnais-le : le but véritable de cette procédure est d’intimider le sénat.

— Tu dois adresser tes questions à Labienus.

— C’est à toi que je les pose.

— Très bien, dit César avec un haussement d’épaules. Puisque tu insistes. Il s’agirait plutôt de rappeler au sénat que s’il foule aux pieds la dignité du peuple en tuant ses représentants, le peuple finira par se venger, quel que soit le temps que cela puisse prendre.

— Et tu crois vraiment que tu vas renforcer la dignité du peuple en terrorisant un malheureux vieillard ? Je viens de voir Rabirius. Il est si vieux qu’il n’a plus toute sa tête. Il n’a aucune idée de ce qui se passe.

— S’il n’a aucune idée de ce qui se passe, comment peut-il être terrorisé ?

Il y eut un assez long silence, puis Cicéron changea de tactique.

— Écoute, mon cher Gaius. Nous sommes bons amis depuis de nombreuses années. (Je trouvai alors qu’il y allait un peu fort.) Puis-je te donner un conseil amical, comme d’un grand frère à son cadet ? Tu as une carrière éblouissante devant toi. Tu es jeune…

— Plus si jeune que ça, l’interrompit César. J’ai déjà trois ans de plus qu’Alexandre le Grand lorsqu’il est mort.

Croyant qu’il plaisantait, Cicéron émit un petit rire poli.

— Tu es jeune, répéta-t-il. Tu as une solide réputation. Pourquoi la mettre en péril en provoquant une telle confrontation ? Tuer Rabirius ne dressera pas seulement le peuple contre le sénat, cela entachera ton honneur. Un tel crime pourra te servir auprès de la plèbe aujourd’hui, mais jouera contre toi demain auprès de tous les hommes raisonnables.

— Je prends le risque.

— Tu as conscience du fait qu’en tant que consul je vais être obligé de le défendre ?

— Eh bien, ce serait une grave erreur, Marcus — si je peux te parler moi aussi en toute amitié. Représente-toi l’équilibre des forces auquel tu seras confronté. Nous avons le soutien de la plèbe, les tribuns, la moitié des préteurs — en fait, même Antonius Hybrida, ton propre collègue au consulat, est de notre côté ! Que te reste-t-il ? Les patriciens ? Mais ils te méprisent ! Ils te jetteront dès que tu ne leur seras plus utile. De mon point de vue, tu n’as qu’une seule option possible.

— Qui est ?

— De te joindre à nous.

— Ah.

Cicéron avait coutume de jauger les gens en appuyant le menton dans la paume de sa main. Il examina un instant César dans cette posture. Puis il demanda à voix basse :

— Ce qui supposerait ?

— De soutenir notre programme.

— Et en échange ?

— Je dirais que mon cousin et moi trouverions certainement au fond de notre cœur quelque mansuétude à l’égard du pauvre Rabirius, vu son esprit diminué.

Les lèvres minces de César souriaient, mais ses yeux sombres restaient fixés sur Cicéron.

— Qu’est-ce que tu en dis ?

Avant que Cicéron ne puisse répondre, nous fûmes interrompus par le retour de l’épouse de César. Certains prétendent que César n’épousa cette femme, qui s’appelait Pompeia, que sur l’injonction de sa mère car la jeune fille avait des liens familiaux fort utiles au sénat. Mais d’après ce que j’ai vu cet après-midi-là, je dirais que ses attraits étaient d’un ordre beaucoup plus immédiat. Elle était nettement plus jeune que lui, vingt ans à peine, et le froid avait joliment coloré ses joues et sa gorge tout en donnant un éclat particulier à ses superbes yeux gris. Elle embrassa son mari, se frottant contre lui comme un chat, puis fit presque autant fête à Cicéron, louant ses discours et même un recueil de ses poèmes, qu’elle assura avoir lu. Il me vint à l’esprit qu’elle était ivre. César la contemplait d’un œil amusé.

— Ma mère veut te voir, annonça-t-il, suscitant une grimace de petite fille. Allez, vas-y, ordonna-t-il, et ne fais pas la tête. Tu sais comment elle est.

Et il lui donna une petite tape sur le derrière pour la faire partir.

— Toutes ces femmes, César, fit observer Cicéron sur un ton pince-sans-rire. D’où va-t-il encore en sortir ?

— Je crains que tu n’emportes une mauvaise impression de moi, répondit-il dans un rire.

— Mon impression n’a pas changé, je t’assure.

— Alors, pouvons-nous nous entendre ?

— Tout dépend du contenu de ton programme, répondit Cicéron. Nous n’avons eu jusqu’à présent que des slogans électoraux. « La terre aux sans terre », « À manger pour les affamés ». J’aurai besoin d’un peu plus de détails que ça. Et aussi, peut-être, de quelques concessions… ? ajouta-t-il en adressant à César un regard entendu.

César ne réagit pas. Il conserva un air inexpressif. Au bout d’un moment, le silence devint pesant et ce fut Cicéron qui y mit un terme d’un grognement, tout en se retournant.

— La nuit tombe, me dit-il. Nous rentrons.

— Déjà. Tu ne veux pas prendre quelque chose ? proposa César. Je te raccompagne, alors.

Il se montrait d’une parfaite amabilité : son attitude était toujours irréprochable, même quand il condamnait quelqu’un à mort.

— Réfléchis, reprit-il en nous accompagnant dans le couloir défraîchi. Si tu te joins à nous, ton mandat sera tellement plus facile. À cette époque, l’année prochaine, ton consulat arrivera à son terme. Tu quitteras Rome. Vivras dans un palais de gouverneur. Gagneras assez d’argent en Macédoine pour avoir de quoi vivre jusqu’à la fin de tes jours. Puis tu rentreras. Achèteras une maison dans la baie de Naples. Étudieras la philosophie. Écriras tes mémoires. Alors que…

Le portier s’avança pour aider Cicéron à mettre son manteau, mais Cicéron le repoussa d’un geste et se tourna vers César.

— Alors que quoi ? Si je ne vous rejoins pas ? Qu’est-ce qui se passera ?

César afficha une expression de surprise peinée.

— Rien de tout cela ne te vise personnellement. J’espère que tu le comprends. Nous ne te voulons aucun mal. En fait, je voudrais que tu saches que si jamais tu te retrouvais personnellement menacé, tu pourras toujours compter sur ma protection.

— Je pourrais compter sur ta protection ?