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— Oh non, fit tout net Cicéron. Je te l’ai dit depuis le début, je ne veux pas me mêler de cette affaire.

Puis, me faisant signe de le suivre, il se leva et quitta le forum sans attendre, accompagné par les deux esclaves musclés qui lui servaient à présent de gardes du corps.

— C’était stupide de ma part, me confia-t-il tandis que nous gravissions la côte qui nous menait chez lui. Je vieillis.

Derrière nous, j’entendais la foule rire à une réflexion d’un partisan de Clodius : les témoignages étaient peut-être contre lui, mais il avait la foule de son côté. Je sentais que Cicéron n’aimait pas beaucoup la façon dont les choses tournaient. De façon tout à fait inattendue, la défense semblait prendre la direction des opérations.

Une fois la séance suspendue pour le reste de la journée, les trois avocats de l’accusation se présentèrent chez Cicéron avec Hortensius. À l’instant où je les vis, je sus ce qu’ils voulaient, et je maudis intérieurement Hortensius de mettre Cicéron dans cette situation. Je les introduisis dans le jardin, où il se tenait avec Terentia et regardait le petit Marcus jouer au ballon. C’était une superbe fin d’après-midi d’été naissant. Il flottait dans l’air un parfum de fleurs, et les sons qui s’élevaient du forum semblaient aussi indistincts et soporifiques que des bourdonnements d’insectes dans une prairie.

— Il faut que tu témoignes, commença Crus, l’avocat principal.

— Je m’attendais à ce que tu me dises ça, répliqua Cicéron avec un regard furieux vers Hortensius. Et je pense que tu devines quelle sera ma réponse. Il doit y avoir au moins cent autres personnes qui ont vu Clodius à Rome ce jour-là.

— Aucune que nous puissions trouver, assura Crus. Et en tout cas aucune qui veuille témoigner.

— Clodius leur a fait peur, expliqua Hortensius.

— Et de toute façon, aucune qui aurait ton autorité, ajouta Marcellinus, qui avait toujours été un fervent partisan de Cicéron, déjà au temps du procès contre Verres. Si tu pouvais nous rendre ce service, demain, et confirmer que Clodius était avec toi, le jury n’aurait d’autre choix que de le condamner. Cet alibi est la seule chose qui le sépare encore de l’exil.

Cicéron les dévisagea avec incrédulité.

— Un instant, sénateurs. Seriez-vous en train de me dire que, sans mon témoignage, vous pensez qu’il pourrait s’en sortir ?

Ils baissèrent la tête.

— Comment a-t-on pu en arriver là ? Jamais on n’a vu accusé plus coupable passer en jugement.

Il s’en prit alors à Hortensius :

— Tu avais assuré que l’acquittement était « absolument impossible ». « Nous devons avoir foi dans le bon sens du peuple romain », n’était-ce pas ce que tu avais dit aussi ?

— Il est devenu très populaire. Et ceux qui n’aiment pas vraiment l’homme ont pour le moins peur de ses partisans.

— Lucullus nous a fait beaucoup de mal, précisa Crus. Toute cette histoire de draps et de paravents nous a ridiculisés. Il y en a même dans le jury qui disent que Clodius n’est décidément pas plus pervers que ceux qui le poursuivent.

— Et maintenant, ce serait à moi de réparer les pots cassés ? s’écria Cicéron en levant les mains avec exaspération.

Terentia était occupée à câliner le petit Marcus sur ses genoux. Soudain, elle le posa par terre et lui demanda d’aller jouer dans la maison. Puis, se tournant vers son mari, elle déclara :

— Ça ne te plaît peut-être pas, mais tu dois le faire — si ce n’est pas pour la république, fais-le au moins pour toi-même.

— Je l’ai déjà dit : je ne veux pas me mêler de ça.

— Personne n’a autant à gagner que toi à envoyer Clodius en exil. Il est devenu ton plus grand ennemi.

— Oui, effectivement ! Et la faute de qui ?

— La tienne, pour avoir encouragé sa carrière au départ !

Ils se disputèrent encore ainsi un moment, sous le regard perplexe de leurs visiteurs ; on savait déjà à Rome que Terentia n’était pas vraiment une épouse humble et obéissante, et cette scène ne manquerait pas de faire le tour de la ville. Si Cicéron pouvait lui en vouloir de le contredire devant ses collègues, je savais qu’il finirait par reconnaître qu’elle avait raison. Sa colère venait du fait qu’il avait conscience de ne pas avoir le choix : il était coincé.

— Très bien, dit-il enfin, je ferai mon devoir pour Rome, comme toujours, même si ma sécurité personnelle doit en pâtir. Mais j’imagine que je devrais y être habitué. À demain matin, sénateurs.

Et il les congédia d’un mouvement irrité de la main.

Ils s’en allèrent et il resta à réfléchir un moment, la mine sombre.

— Vous vous rendez compte que c’est un piège ?

— Un piège pour qui ? demandai-je.

— Pour moi, bien sûr. Réfléchis, dit-il en se tournant vers Terentia. Dans toute l’Italie, faut-il qu’il n’y ait qu’un seul homme en position de contrer l’alibi de Clodius… et cet homme est Cicéron. Tu crois que c’est une coïncidence ?

Terentia ne répondit pas ; et cela ne m’était pas non plus venu à l’esprit avant qu’il n’en parle. Il me demanda :

— Leur témoin d’Interamna — ce Causinius Schola ou je ne sais qui —, il faut que nous en apprenions davantage sur son compte. Qui connaissons-nous à Interamna ?

Je réfléchis un instant puis, avec un mauvais pressentiment au cœur, je répondis :

— Caelius Rufus.

— Caelius Rufus, répéta Cicéron en frappant le bord de sa chaise, bien sûr !

— Encore un que tu n’aurais jamais dû ramener chez nous, commenta Terentia.

— Quand l’avons-nous vu pour la dernière fois ?

— Cela remonte à plusieurs mois, répondis-je.

— Caelius Rufus ! À l’époque où il est devenu mon élève, il écumait les bouges et les bordels en compagnie de Clodius.

Plus Cicéron y réfléchissait, plus il en était convaincu.

— D’abord, il soutient Catilina, puis il s’acoquine avec Clodius. Ce garçon n’a décidément pas cessé de me faire des sales coups ! Ce fichu témoin d’Interamna sera comme par hasard un client de son père, vous pouvez en être sûrs.

— Alors tu penses que Rufus et Clodius ont pu manigancer de te tendre un piège ?

— Tu doutes qu’ils en soient capables ?

— Non, mais je me demande pourquoi ils se seraient donné tant de peine pour créer un faux alibi dans le seul but de te forcer à venir témoigner. Clodius veut que son alibi tienne, non ?

— Alors tu crois qu’il y a quelqu’un d’autre derrière tout ça ?

J’hésitai.

— Qui ? s’enquit Terentia.

— Crassus.

— Pourtant Crassus et moi sommes totalement réconciliés, protesta Cicéron. Tu as entendu la façon dont il m’a encensé devant Pompée. Et puis il m’a laissé cette maison pour si peu…

Il allait ajouter quelque chose, et s’interrompit soudain.

Terentia reporta sur moi toute l’intensité de son regard scrutateur.

— Pourquoi Crassus se donnerait-il tant de mal pour causer des problèmes à ton maître ?

— Je ne sais pas, répondis-je en sentant mon visage virer à l’écarlate.

— Tu pourrais tout aussi bien demander pourquoi le scorpion pique. Tout simplement parce qu’il ne peut pas faire autrement.

La conversation prit fin peu après. Terentia partit s’occuper de Marcus et je me retirai dans la bibliothèque pour me charger de la correspondance du sénateur. Cicéron resta seul sur la terrasse, contemplant pensivement le Capitole, de l’autre côté du forum, alors que les ombres du soir commençaient à l’allonger.