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Le lendemain matin, tellement tendu qu’il en était pâle et silencieux — il ne savait que trop bien quel genre d’accueil l’attendait —, Cicéron descendit au forum, escorté par le même nombre de gardes du corps qu’il avait avec lui au temps de Catilina. Le bruit s’était répandu que l’accusation lui avait brusquement demandé de venir témoigner et, à l’instant où les partisans de Clodius le virent se diriger vers l’estrade, ils déclenchèrent une tempête de huées et d’insultes. Pendant qu’il gravissait les marches du temple afin de gagner le tribunal, on jeta même des œufs et du crottin, ce qui suscita un mouvement remarquable. Pratiquement tous les membres du jury se levèrent pour former un cordon de protection. Certains se tournèrent vers la foule hostile, en baissant leur col pour montrer leur gorge nue, comme pour dire aux alliés déchaînés de Clodius : « Si vous voulez le tuer, il faudra nous tuer avant. »

Cicéron avait l’habitude de témoigner. Il l’avait fait au moins une dizaine de fois contre les conjurés de Catilina au cours de la seule année précédente. Mais jamais il n’avait eu à affronter une telle arène, et le préteur urbain dut suspendre l’audience jusqu’à ce que l’ordre pût être rétabli. Clodius l’observait, les bras croisés et la mine sombre : il avait dû trouver le comportement des jurés profondément troublant. Sa femme, Fulvia, était assise à ses côtés pour la première fois depuis le début du procès. C’était assez malin de la part de la défense de la montrer, car elle n’avait que seize ans et semblait davantage être sa fille qu’une femme mariée — tout à fait le genre de jeune fille vulnérable susceptible de faire fondre le cœur d’un jury. Elle descendait en outre de la famille des Gracques, qui jouissait d’une popularité immense auprès du peuple. Elle avait un visage dur et vicieux, mais le fait d’être mariée à Clodius aurait certainement suffi à endurcir la nature la plus douce.

Lorsque, enfin, le premier avocat de la partie plaignante, Lentulus Crus, fut prié d’interroger les témoins, un silence attentif s’installa. Il traversa l’estrade pour rejoindre Cicéron.

— Bien que le monde entier sache qui tu es, serais-tu assez aimable pour décliner ton identité.

— Marcus Tullius Cicéron.

— Jures-tu par tous les dieux de dire la vérité ?

— Je le jure.

— Connais-tu l’accusé ?

— Oui.

— Où se trouvait-il l’année dernière, entre la sixième et la septième heure, le jour des mystères de la Bonne Déesse ? Peux-tu donner cette information à la cour ?

— Oui, je me le rappelle très bien, dit Cicéron avant de se détourner de l’avocat pour faire face au jury. Il était chez moi.

Un murmure d’excitation parcourut l’assistance et le jury.

— Menteur ! lança très distinctement Clodius, et sa claque déclencha une nouvelle salve de railleries.

Le préteur, qui s’appelait Voconius, rappela le public à l’ordre. Il fit signe à l’avocat de continuer.

— Il n’y a aucun doute là-dessus ? questionna Crus.

— Absolument aucun. D’autres chez moi l’ont vu aussi.

— Quel était le but de sa visite ?

— Une simple visite de courtoisie.

— Serait-il possible, à ton avis, que l’accusé ait pu, après être passé chez toi, se rendre à Interamna avant la tombée de la nuit ?

— Pas à moins d’avoir mis des ailes à son costume de femme.

Les rires fusèrent. Clodius lui-même sourit.

— Fulvia, épouse de l’accusé, qui est également présente, assure qu’elle se trouvait à Interamna avec son mari le soir en question. Qu’as-tu à répondre ?

— Je réponds que les délices de la vie maritale ont de toute évidence tant altéré son jugement qu’elle ne sait même plus quel jour de la semaine on est.

Les rires furent encore plus prolongés et, une nouvelle fois, Clodius y mêla le sien tandis que Fulvia regardait droit devant elle, son visage évoquant le poing d’un enfant, petit, blanc et serré : c’était déjà une terreur à l’époque.

Crus n’avait pas d’autres questions, et il retourna s’asseoir sur le banc des plaignants, cédant sa place à l’avocat de Clodius, Curion. C’était sans aucun doute un vrai brave sur le champ de bataille, mais les tribunaux n’étaient pas son terrain de prédilection, et il s’approcha du grand orateur à la façon d’un gosse apeuré qui tâte un serpent avec un bâton.

— Mon client compte depuis longtemps au nombre de tes ennemis, j’imagine ?

— Pas du tout. Jusqu’à ce qu’il commette cet acte sacrilège, nous entretenions des relations très amicales.

— Mais alors, il a été accusé de ce crime et tu l’as abandonné ?

— Non, sa raison l’a abandonné, et alors il a commis le crime.

Il y eut encore des rires. L’avocat de la défense parut ennuyé.

— Tu dis que mon client est passé te voir le 4 décembre dernier ?

— Effectivement.

— N’est-il pas louche que tu se souviennes aussi commodément que Clodius est venu te voir précisément ce jour-là ?

— Je dirais que ce qui est louche en matière de dates s’appliquerait plutôt à son côté.

— Qu’entends-tu par là ?

— Eh bien, je doute qu’il passe souvent la nuit à Interamna. Or il se trouve que, par une incroyable coïncidence, la seule nuit où il dormit justement en ce lieu reculé correspond aussi à la nuit où une douzaine de témoins jurent l’avoir vu folâtrer à Rome en vêtements de femme.

L’hilarité devenait générale, et Clodius cessa de sourire. De toute évidence, il en avait assez de voir son avocat se faire malmener et il lui fit signe d’approcher pour discuter. Curion, qui avait près de soixante ans et était peu habitué à se faire ridiculiser, perdait son calme et commençait à gesticuler.

— Certains imbéciles trouveront certainement tes plaisanteries très spirituelles, mais je puis t’assurer que tu te trompes, et que mon client est venu te voir un tout autre jour.

— Je n’ai aucun doute concernant la date… et cela pour une excellente raison. C’était le premier anniversaire du jour où j’ai sauvé la république. Crois-moi, j’aurai toujours une raison particulière de me souvenir du 4 décembre.

— Comme les femmes et les enfants des hommes que tu as assassinés ! cria Clodius.

Il se leva d’un bond. Voconius réclama le retour au calme, toutefois Clodius refusa de s’asseoir et continua de hurler des insultes.

— Tu t’es conduit en tyran à l’époque et c’est encore ce que tu fais aujourd’hui !

Puis il se tourna vers ses partisans dans le forum et leur fit signe de le soutenir. Ils n’eurent pas besoin de beaucoup d’encouragements. Presque comme un seul homme, ils se précipitèrent en avant dans une clameur générale. Une nouvelle volée de projectiles bombarda l’estrade. Pour la deuxième fois de la matinée, le jury vint à la défense de Cicéron et l’entoura en s’efforçant de protéger sa tête. Le préteur urbain s’adressa d’une voix forte à Curion pour savoir s’il avait d’autres questions à poser au témoin. Curion, qui paraissait totalement consterné par la façon dont le jury se rangeait de nouveau aux côtés de Cicéron, indiqua qu’il avait fini, et la séance fut hâtivement levée. Un mélange de jurés, de gardes du corps et de clients dégagea un chemin pour Cicéron à travers le forum puis sur le Palatin afin qu’il rentre sans encombre chez lui.

Je m’étais attendu à retrouver Cicéron très affecté par l’expérience, et certes, il semblait avoir été bousculé. Ses cheveux se dressaient en épis sur son crâne et sa toge était maculée de saleté. À part ça, il était indemne. En fait, il exultait en arpentant sa bibliothèque tout en revivant les moments forts de sa déposition. Il avait l’impression d’avoir vaincu Catilina une deuxième fois.