— Tu as vu comme les jurés ont resserré les rangs autour de moi ? Si jamais tu voulais un symbole de ce que la justice romaine fait de mieux, tu l’as vu ce matin.
Pourtant, il décida de s’abstenir de retourner au tribunal pour écouter les plaidoiries, et il attendit pas moins de deux jours, soit le moment où le verdict devait être rendu, pour s’aventurer jusqu’au temple de Castor et assister à la condamnation de Clodius.
Le jury avait alors réclamé une protection armée au sénat, et une centurie de soldats gardait l’escalier conduisant à l’estrade. Lorsqu’il approcha de la partie des sièges réservée aux sénateurs, Cicéron leva le bras pour saluer le jury, et quelques jurés lui rendirent son salut tandis que beaucoup d’autres regardaient nerveusement de l’autre côté.
— Je suppose qu’ils ont peur de montrer leurs sentiments devant la foule des partisans de Clodius, me glissa Cicéron. Quand ils auront voté, tu crois que je devrais aller les rejoindre, pour leur prouver mon soutien ? Il y aura sûrement des problèmes, même avec une garde en armes.
Je n’étais pas du tout certain que ce fût très sage, mais je n’eus pas le temps de répondre car le préteur sortait déjà du temple. Je laissai Cicéron prendre place sur le banc et allai rejoindre la foule.
La partie plaignante et la défense ayant terminé leurs plaidoiries, il ne restait plus à Voconius qu’à résumer leurs arguments et à indiquer au jury quelques points de droit. Clodius était de nouveau assis auprès de Fulvia. Il se tournait vers elle et lui chuchotait parfois quelques mots tandis qu’elle gardait les yeux rivés sur les hommes qui s’apprêtaient à décider du sort de son mari. Dans un tribunal, tout prend toujours beaucoup plus de temps que prévu — il faut répondre à des questions, consulter des statuts, trouver des documents — et l’on ne commença enfin à distribuer aux jurés les jetons de vote en cire qu’une bonne heure plus tard. D’un côté, on avait tracé un A pour acquitté, et de l’autre un C pour condamné. Le système était conçu pour garantir un secret maximum : il suffisait d’un instant pour effacer une lettre d’un mouvement du pouce avant de laisser tomber le jeton dans l’urne qu’on vous présentait. Lorsque tous les jetons furent collectés, l’urne fut vidée sur la table devant le préteur. Autour de moi, l’assistance se dressait sur la pointe des pieds pour essayer de voir de qui se passait. Pour certains, la tension du silence était trop pénible à supporter et ils se mirent à lancer des banalités pour le combler — « Vas-y, Clodius ! », « Longue vie à Clodius ! » —, autant de cris qui déclenchaient de petites vagues d’applaudissements parmi la multitude. On avait tendu un vélum au-dessus de la cour afin de protéger ses membres, et je me souviens de la toile qui claquait comme une voile dans la forte brise du mois de mai. Enfin, le comptage fut terminé et l’on remit le total au préteur. Il se leva et toute la cour l’imita. Fulvia étreignit le bras de Clodius. Je fermai résolument les yeux et priai. Il ne nous fallait que vingt-neuf voix pour que Clodius passe le reste de ses jours en exil.
— Vingt-cinq voix sont en faveur de la condamnation, et trente et une en faveur de l’acquittement. Le tribunal déclare donc Publius Clodius Pulcher non coupable des charges portées contre lui, et l’affaire…
Les derniers mots du préteur se perdirent dans un tonnerre d’acclamations. J’eus soudain l’impression que la terre s’écroulait sous mes pieds. Je me sentis vaciller et, quand j’ouvris les yeux, aveuglé par l’éclat du soleil, Clodius s’était levé et allait serrer la main des jurés. Les légionnaires se tenaient par les bras afin d’empêcher les gens de se précipiter sur l’estrade. La foule poussait des cris de joie et dansait. J’étais entouré par des partisans de Clodius qui insistèrent pour me serrer la main, et je m’exécutai en me forçant à sourire de crainte de me faire rosser, ou pis encore. Au milieu de cette jubilation exubérante, les sénateurs restaient figés, aussi blancs et immobiles qu’un champ de neige immaculée. J’arrivais à voir certains visages — Hortensius abattu, Lucullus incrédule, Catulus la bouche rendue molle par la consternation. Cicéron affichait son masque professionnel et contemplait, de son regard d’homme d’État, le lointain.
Au bout d’un moment, Clodius s’avança vers le devant de l’estrade. Il ignora les cris du préteur qui protestait qu’il s’agissait d’un tribunal et pas d’une assemblée publique, et il leva les mains pour réclamer le silence. La clameur se tut aussitôt.
— Mes chers concitoyens, commença-t-il, ce n’est pas une victoire pour moi. C’en est une pour vous, le peuple.
Une nouvelle salve d’applaudissements vint s’abattre contre le temple à l’instant où Clodius se retournait pour lui faire face, tel Narcisse devant son miroir. Cette fois, il laissa les témoignages d’adulation durer longtemps.
— Je suis né patricien, finit-il par reprendre, or les membres de ma propre classe se sont retournés contre moi. C’est vous qui m’avez soutenu et encouragé. C’est à vous que je dois la vie. Je suis l’un des vôtres. Je veux appartenir à la plèbe. Aussi, à partir de maintenant, vais-je me consacrer à vous. Qu’il soit donc reconnu qu’en ce jour de grande victoire, je choisis de renier l’héritage du sang qui fait de moi un patricien pour chercher à me faire adopter en tant que plébéien.
Je glissai un regard vers Cicéron. L’expression impassible avait disparu, et il contemplait Clodius avec une surprise non dissimulée.
— Et si je réussis, je choisirai une voie des honneurs qui ne passera pas par le sénat — trop peuplé de bouffis et de corrompus — mais devra tout à la reconnaissance du peuple en tant que l’un des vôtres… en tant que tribun !
Des applaudissements toujours plus nourris retentirent, qu’il fit à nouveau taire d’un geste de la main.
— Et si vous, le peuple, me choisissez comme tribun, je vous fais cet engagement et cette promesse, mes amis : ceux qui ont ôté sans jugement la vie de citoyens romains vont goûter au plus vite la justice de la plèbe !
Cicéron se retira ensuite dans sa bibliothèque pour discuter de ce verdict avec Hortensius, Catulus et Lucullus pendant que Quintus essayait de voir s’il pouvait découvrir ce qui s’était passé. Les sénateurs accusaient encore le choc et Cicéron me demanda d’aller chercher du vin.
— Quatre voix, murmura-t-il. Il s’en est fallu de quatre voix que ce dépravé irresponsable ne soit déjà en train de quitter l’Italie à tout jamais. Quatre voix ! ne pouvait-il s’empêcher de répéter.
— Eh bien, je dois vous dire que pour moi, c’est la fin, annonça Lucullus. Je me retire de la vie publique.
De loin, il semblait aussi froid et maître de lui que jamais, mais lorsqu’on se rapprochait, comme je le fis pour lui donner une coupe, on s’apercevait qu’il clignait de yeux de manière incontrôlable. Il but le vin aussitôt et tendit sa coupe à nouveau.
— Nos collègues vont paniquer, observa Hortensius.
— Je me sens faible, avoua Catulus.
— Quatre voix !
— Je vais m’occuper de mes poissons, étudier la philosophie et me préparer à la mort. Il n’y a plus de place pour moi dans cette république.
Sur ces entrefaites, Quintus arriva avec des nouvelles du tribunal. Il avait parlé avec certains membres de la partie plaignante, et avec trois des jurés qui avaient voté la condamnation.