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— Il semble qu’il n’y a jamais eu autant de pots-de-vin versés dans toute l’histoire de la justice romaine. On dit que certaines personnalités essentielles ont reçu jusqu’à quatre cent mille sesterces pour s’assurer que le verdict soit favorable à Clodius.

— Quatre cent mille ? répéta Hortensius, incrédule.

— Où Clodius a-t-il été trouvé des sommes pareilles ? questionna Lucullus. La petite garce qu’il a épousée est riche, mais même comme ça…

— D’après la rumeur, l’argent viendrait de Crassus.

Pour la deuxième fois de la journée, j’eus l’impression que le sol se dérobait sous mes pieds. Cicéron m’adressa un bref regard.

— J’ai du mal à y croire, commenta Hortensius. Pourquoi Crassus voudrait-il dépenser une fortune pour secourir Clodius en particulier ?

— Je ne peux que te répéter ce que j’ai entendu dire, répondit Quintus. Crassus a fait venir vingt des jurés chez lui la nuit dernière, les uns après les autres, et a demandé à chacun d’eux ce qu’ils voulaient. Il a réglé les dettes de certains et signé des contrats avec d’autres. Les jurés restants ont pris de l’argent liquide.

— Cela ne fait toujours pas la majorité du jury, fit remarquer Cicéron.

— Non, mais on dit que Clodius et Fulvia ne sont pas restés les bras croisés, poursuivit Quintus, et qu’ils ne s’en sont pas tenus à leur or. Les lits ont grincé dans certaines grandes maisons romaines la nuit dernière, car certains jurés ont préféré recevoir leur paiement en nature — garçon ou fille. Il paraît que Clodia elle-même n’a pas chômé pour obtenir plusieurs votes.

— Caton a raison sur toute la ligne ! s’exclama Lucullus. Notre république est pourrie jusqu’à l’os. Nous sommes finis. Et Clodius est l’asticot qui nous détruira tous.

— Non, mais vous imaginez, un patricien qui passe du côté de la plèbe ? demanda Hortensius d’un ton incrédule. Vous imaginez qu’on puisse vouloir une telle chose ?

— Allons, allons, fit Cicéron, nous avons perdu un procès, rien de plus… ne nous affolons pas. Clodius n’est pas le premier coupable à sortir libre d’un tribunal.

— Il ne va pas te lâcher, frère, avertit Quintus. S’il devient plébéien, tu peux être sûr qu’il sera élu tribun — il est maintenant trop populaire pour qu’on puisse l’empêcher — et une fois qu’il aura tous les pouvoirs qui vont avec cette charge, il pourra te causer beaucoup d’ennuis.

— Cela n’arrivera pas, assura Cicéron. Les autorités de l’État ne le laisseront jamais faire. Et si, par quelque malchance extraordinaire, cela se faisait, tu crois vraiment qu’après tout ce que j’ai accompli dans cette ville, en partant de rien, tu crois sincèrement que je ne serai pas capable de me charger d’un petit pervers puéril et ricanant comme notre jeune Reine de Beauté ? Je pourrais lui briser les reins d’un seul discours !

— Tu as raison, intervint Hortensius, et je veux que tu saches que nous ne t’abandonnerons jamais. S’il ose s’attaquer à toi, tu pourras toujours compter sur notre soutien entier et total. N’est-ce pas, Lucullus ?

— Bien entendu.

— Tu es d’accord, Catulus ?

Catulus ne répondit pas.

— Catulus ?

Toujours pas de réponse. Hortensius soupira.

— Je crois qu’il a vraiment vieilli, ces derniers temps. Tu veux bien le réveiller, Tiron ?

Je posai la main sur l’épaule de Catulus et le secouai doucement. Sa tête roula de côté et je dus le retenir pour l’empêcher de glisser tout entier sur le sol. Sa tête retomba en arrière de sorte que son vieux visage parcheminé se retrouva soudain juste en face du mien. Il avait les yeux écarquillés. Sa bouche était entrouverte, ses lèvres molles et baveuses. Épouvanté, j’écartai vivement ma main et ce fut Quintus qui dut s’avancer pour tâter son cou et le déclarer mort.

C’est donc ainsi que Quintus Lutatius Catulus quitta ce monde dans la soixante et unième année de sa vie : consul, pontife et farouche défenseur des prérogatives du sénat. Il était d’une tout autre époque et, avec le recul, je vois sa mort, de même que celle de Metellus Pius, comme un jalon dans le déclin de la république. Hortensius, qui était le beau-frère de Catulus, prit à Cicéron une bougie et l’approcha du visage du vieil homme en essayant doucement de le rappeler à la vie. Jamais je ne compris plus clairement la raison de cette ancienne tradition qu’à ce moment, car on aurait vraiment dit que l’esprit de Catulus venait juste de quitter la pièce et aurait pu revenir facilement, pourvu qu’il fût convenablement invoqué. Nous attendîmes de voir s’il allait revivre, évidemment en vain, et, au bout d’un moment, Hortensius lui baisa le front et lui ferma les yeux. Il pleura un peu, et Cicéron lui-même eut les yeux rouges — si Catulus et lui avaient été ennemis au départ, ils avaient en effet fini par faire cause commune et Cicéron en était venu à respecter le vieil homme pour son intégrité. Seul Lucullus ne semblait ressentir aucune émotion, mais je crois qu’il avait déjà atteint un stade où il préférait les poissons aux êtres humains.

Naturellement, ce fut la fin de toute discussion concernant le procès. On fit venir les esclaves de Catulus afin qu’ils portent le corps de leur maître dans sa maison toute proche, puis, cela fait, Hortensius rentra chez lui pour annoncer la nouvelle à sa propre famille tandis que Lucullus se retirait dans sa grande demeure où il dînerait seul, sans doute d’ailes d’alouettes et de langues de rossignols, dans sa vaste salle d’Apollon. Quant à Quintus, il annonça qu’il partait le lendemain à l’aube pour son long voyage vers l’Asie. Cicéron savait qu’il était tenu de prendre la route dès que le jury aurait rendu son verdict ; je me rendis compte que ce fut malgré tout le coup le plus dur de tous ceux qu’il avait endurés ce jour-là. Il appela Terentia et le petit Marcus pour qu’ils fassent leurs adieux, puis se retira brusquement dans sa bibliothèque, seul, me laissant le soin de raccompagner Quintus à la porte.

— Au revoir, Tiron, dit celui-ci en prenant ma main entre les siennes.

Il avait des paumes dures et calleuses, contrairement à Cicéron, dont les mains de juriste étaient lisses et douces.

— Tes conseils me manqueront, ajouta-t-il. Tu veux bien m’écrire souvent pour me dire comment va mon frère ?

— Avec plaisir.

Il semblait sur le point de sortir, il se ravisa pourtant et se retourna vers moi en disant :

— Il aurait dû t’accorder ta liberté à la fin de son consulat. C’était son intention. Tu le savais ?

Je fus abasourdi par la révélation.

— Il avait cessé d’en parler, bredouillai-je. J’ai supposé qu’il avait changé d’avis.

— Il prétend qu’il a peur que tu en saches trop.

— Mais je ne répéterai jamais à quiconque un seul mot de ce qu’on m’a révélé en confidence !

— Je le sais bien et, au fond de lui, il le sait aussi. Ne te fais pas de souci. Ce n’est qu’une excuse. La vérité, c’est qu’il redoute l’idée même que tu puisses le quitter aussi, comme Atticus, et comme moi. Il se fie à toi bien plus que tu ne le penses.

J’étais trop saisi pour parler.

— Tu auras ta liberté quand je rentrerai d’Asie, je te le promets, poursuivit-il. Tu appartiens à la famille et pas seulement à mon frère. En attendant, veille bien sur lui, Tiron. Je sens venir à Rome quelque chose qui ne me plaît pas du tout.

Il leva la main en signe d’adieu puis s’éloigna dans la rue accompagné de sa suite. Je restai sur le perron et regardai la silhouette trapue et familière, avec ses larges épaules, descendre la côte de son pas régulier jusqu’à ce qu’elle soit hors de vue.