XV
Clodius était censé partir aussitôt effectuer sa questure en Sicile. Mais il préféra prolonger son séjour à Rome pour savourer sa victoire. Il eut même l’impudence de venir prendre au sénat le siège auquel il avait maintenant droit. C’était les Ides de mai, soit deux jours après le procès, et la chambre débattait de la situation politique au lendemain du désastre. Clodius entra dans la curie au moment même où Cicéron parlait. Accueilli par des sifflets sonores, il prit un air satisfait, comme s’il trouvait cette hostilité amusante, et voyant qu’aucun sénateur ne s’écartait pour lui faire de la place sur un banc, il s’adossa au mur et croisa les bras en considérant l’orateur avec un sourire narquois. Crassus, qui siégeait à sa place habituelle, au premier rang, parut manifestement mal à l’aise et feignit d’examiner une éraflure sur sa chaussure de cuir rouge. Cicéron se contenta d’ignorer Clodius et poursuivit son discours.
— Pères conscrits, dit-il, un simple coup ne nous fera ni faiblir ni chanceler. Certes, nous devons reconnaître que notre autorité a été affaiblie, mais cela ne signifie pas que nous devions céder à l’affolement. Nous serions insensés de faire comme si rien ne s’était passé, mais nous serions couards de nous laisser impressionner. Le jury a peut-être laissé en liberté un ennemi qui en veut à l’État…
— J’ai été acquitté parce que je ne suis pas un ennemi de l’État mais celui qui doit nettoyer Rome !
— Tu te trompes, Clodius, répliqua calmement Cicéron sans même daigner lui accorder un regard. Les jurés ne t’ont pas épargné pour que tu fasses le ménage mais pour que tu connaisses la cellule des condamnés à mort. Ils ne veulent pas te garder avec nous mais plutôt te priver de toute chance d’obtenir l’exil.
Puis, reprenant son discours :
— Ainsi donc, père conscrits, reprenez courage et gardez votre dignité…
— Et toi, ta dignité, parlons-en ! cria Clodius. Tu t’es laissé corrompre !
— Le consensus politique des hommes honnêtes tient encore…
— Tu as accepté un pot-de-vin pour acheter ta maison !
Cicéron se tourna alors pour lui faire face.
— Moi au moins, je n’ai pas acheté de jury, rétorqua-t-il.
Le sénat tout entier éclata de rire et cela me fit penser à un vieux lion corrigeant un petit turbulent. Clodius insista :
— Je vais te dire pourquoi j’ai été acquitté — parce que ta preuve n’était qu’un mensonge et que le jury n’y a pas cru.
— Au contraire, lui répondit Cicéron, vingt-cinq membres du jury m’ont cru, puisqu’ils t’ont condamné ; et trente et un n’ont pas voulu te croire, puisqu’ils ne t’ont absous qu’après avoir reçu ton argent.
Cela ne paraît peut-être pas si drôle aujourd’hui ; à l’époque, on aurait pu croire que Cicéron venait de faire la remarque la plus spirituelle de l’Histoire. Je suppose que si les sénateurs riaient aussi fort, c’était pour lui montrer leur soutien, et chaque fois que Clodius essayait de répliquer, ils riaient encore plus fort, de sorte qu’il finit par y renoncer et quitta la chambre avec irritation. Cette boutade fut considérée comme un grand succès pour Cicéron, surtout lorsque, deux jours plus tard, Clodius quitta Rome pour la Sicile et que l’orateur put alors sortir « la petite Reine de Beauté » de son esprit.
On fit clairement comprendre à Pompée que, s’il voulait se présenter à nouveau à l’élection consulaire, il devrait renoncer à ses espoirs de triomphe. Mais il ne parvenait pas à s’y résoudre car, s’il appréciait l’essence du pouvoir, il en aimait encore plus l’apparence — les costumes flamboyants, les sonneries de trompettes, les rugissements et la puanteur des bêtes sauvages en cage, les bruits de bottes et les acclamations tapageuses de ses soldats, l’adulation de la foule.
Il abandonna donc l’idée de devenir consul et, à sa demande, on fit en sorte que la date de son entrée triomphale dans la cité coïncidât avec son quarante-cinquième anniversaire, à la fin du mois de septembre. L’ampleur de sa victoire était cependant telle que la parade — qui s’étirerait, estimait-on, sur au moins une vingtaine de milles — devrait durer deux journées pleines. Ce fut donc en fait à la veille de l’anniversaire de l’imperator que Cicéron et l’ensemble du sénat se rendirent sur le Champ de Mars pour accueillir officiellement le conquérant. Pompée s’était non seulement peint le visage en rouge pour l’occasion, mais il avait aussi revêtu une fabuleuse armure dorée et portait une somptueuse casaque qui avait appartenu à Alexandre le Grand. Massés autour de lui, des milliers de vétérans gardaient des centaines de chariots chargés de butin.
Jusque-là, Cicéron n’avait pas réellement saisi toute l’importance des richesses de Pompée. Comme il me le fit remarquer lui-même :
— Un million, dix millions, cent millions… qu’est-ce que c’est ? Rien que des mots. L’imagination ne peut pas en concevoir le sens.
Toutefois Pompée avait rassemblé ces richesses en un seul lieu et avait, ce faisant, montré l’étendue de son pouvoir. Ainsi, à Rome, un homme qualifié pouvait à cette époque travailler toute une journée et s’estimer heureux s’il avait fini par gagner une seule drachme d’argent. Pompée avait, ce matin-là, disposé des coffres ouverts sur un contenu rutilant censé atteindre soixante-quinze millions de drachmes d’argent : plus que le revenu annuel des impôts prélevés dans l’ensemble du monde romain. Et ce n’étaient là que les pièces. Dominant la parade et exigeant un attelage de quatre bœufs pour la tirer, il y avait une solide statue de Mithridate en or de huit coudées de haut. Puis, le trône de Mithridate et son sceptre, en or aussi. Trente-trois couronnes de perles et trois statues en or figurant Apollon, Minerve et Mars. Et encore une montagne d’or en forme de pyramide, avec des cerfs, des lions et des fruits de tous genres, entourée d’une vigne d’or. Suivie d’un échiquier à jouer constitué de deux pierres précieuses, l’une verte et l’autre bleue, long de quatre pieds et large de trois et portant une lune d’or d’un poids de trente livres. Et un cadran solaire en perles. Il fallut encore cinq autres chariots pour porter les livres les plus précieux de la bibliothèque royale. Cicéron en fut profondément impressionné, car il savait bien que de telles richesses ne pourraient qu’avoir des répercussions imprévisibles sur Rome et sa politique. Il prit grand plaisir à aller voir Crassus pour le tourmenter.
— Alors, Crassus, tu as porté le titre d’homme le plus riche de Rome. Mais j’ai bien peur que ce ne soit terminé. Après cela, même toi, tu devras t’adresser à Pompée pour demander un prêt !
Crassus eut un sourire crispé : on voyait bien que le spectacle passait mal.
Pompée envoya toutes ces richesses défiler dans la ville le premier jour, mais lui-même resta hors les murs. Au deuxième jour, pour son anniversaire, la parade triomphale proprement dite commença avec les prisonniers qu’il avait ramenés d’Orient : d’abord les chefs militaires, puis les dignitaires de la maison de Mithridate, puis les chefs des pirates capturés, et le roi des Juifs suivi par le roi d’Arménie, sa femme et son fils, et enfin, comme clou de cette partie de la procession, sept des enfants de Mithridate et l’une de ses sœurs. Les milliers de spectateurs du forum Boarium et du circus Maximus les huèrent et leur jetèrent des poignées de terre et de fumier, de sorte que lorsqu’ils arrivèrent enfin en titubant dans la via Sacra pour gagner le carcer, ils évoquaient des figures d’argile auxquelles on aurait donné vie. On les fit alors attendre sous le regard du carnifex et de ses assistants, tremblants à l’idée du destin qui serait le leur, pendant que les clameurs lointaines en provenance de la porte Triomphale annonçaient que leur vainqueur était enfin entré dans la cité.