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Cicéron attendait lui aussi, avec les autres sénateurs, juste devant la curie. Je me trouvais de l’autre côté du forum et, avec la parade qui défilait entre nous, je ne cessais de le perdre de vue au milieu de ce torrent de gloire. Il y avait des chars portant des scènes bariolées représentant les nations conquises par Pompée — l’Albanie, la Syrie, la Palestine, l’Arabie et tant d’autres —, suivis par les quelque huit cents lourds éperons de bronze des bateaux pirates qu’il avait capturés, et par les monceaux rutilants des armures, des boucliers et des épées qu’il avait pris aux soldats de Mithridate. Au milieu de tout cela marchaient les légionnaires de Pompée, qui beuglaient des chants paillards inspirés par ses exploits, puis ce fut enfin Pompée lui-même qui pénétra dans le forum sur son char incrusté de pierreries, revêtu d’une toge pourpre brodée d’étoiles dorées et, bien entendu, de la casaque d’Alexandre. Se tenant derrière lui, l’esclave de rigueur lui répétait, selon la tradition, qu’il était mortel. Je n’enviais guère le malheureux de devoir se charger d’une telle mission, et il commençait visiblement à porter sur les nerfs de Pompée car à peine son char arrêté devant le carcer et le défilé immobilisé, le triomphateur le poussa rudement de son poste avant de tourner sa large figure peinte au minium pour s’adresser aux silhouettes boueuses des prisonniers.

— Moi, Pompée le Grand, conquérant de trois cent vingt-quatre nations et disposant de par le sénat et le peuple romain du droit de vie et de mort, déclare qu’en tant que vassaux de l’Empire romain vous soyez immédiatement…

Il s’interrompit.

— … pardonnés et libres de retourner sur la terre de votre naissance. Allez donc proclamer ma clémence de par le monde !

C’était d’autant plus magnifique que c’était inattendu, surtout de la part de Pompée, connu dans sa jeunesse sous le surnom de « Petit Boucher », et qui avait rarement montré beaucoup de pitié pour qui que ce fût. La foule parut d’abord déçue, puis se mit à applaudir tandis que les prisonniers, quand on leur eut traduit ce qu’il venait de dire, tendirent les mains et crièrent leurs louanges à Pompée dans le charabia de leur langue étrangère. Pompée accueillit leur gratitude d’un mouvement virevoltant de la main puis sauta à bas de son char et marcha jusqu’au Capitole où il devait faire un sacrifice à Jupiter. Le sénat, dont Cicéron, lui emboîta le pas, et je m’apprêtais à les suivre lorsque je fis une découverte des plus remarquables.

Maintenant que le défilé avait pris fin, les chariots remplis d’armes et d’armures s’apprêtaient à quitter le forum et je pus voir pour la première fois les épées et les poignards de près. Je n’étais pas un spécialiste en matière d’équipement militaire, néanmoins je reconnus sans peine que ces nouvelles sortes d’armes, avec leur lame orientale courbe et de mystérieux signes gravés sur le manche, étaient exactement les mêmes que celles trouvées chez Cethegus et dont j’avais dû faire l’inventaire à la veille de son exécution. Je voulus en prendre une pour aller la montrer à Cicéron, mais le légionnaire qui gardait le chariot me conseilla rudement de garder mes distances. J’allais lui signifier qui j’étais et pourquoi il me fallait ce poignard quand le bon sens m’arrêta. Je me retournai donc sans un mot et m’éloignai rapidement. Lorsque je regardai derrière moi, le légionnaire me surveillait toujours d’un air soupçonneux.

Cicéron avait été contraint d’assister au grand banquet officiel qui suivait le sacrifice, et il ne rentra chez lui que tard dans la soirée — de mauvaise humeur, comme presque chaque fois qu’il passait du temps avec Pompée. Il fut surpris de me trouver debout à son retour et écouta attentivement le récit de ma découverte. J’étais excessivement fier de ma perspicacité et m’attendais à des félicitations. Au lieu de cela, je sentis son irritation s’envenimer.

— Chercherais-tu à me dire, demanda-t-il après m’avoir écouté jusqu’au bout, que Pompée a envoyé des armes prises aux troupes de Mithridate dans le but d’armer la conspiration de Catilina ?

— Tout ce que je sais, c’est que la forme et les inscriptions sont identiques…

Cicéron m’interrompit :

— Cela relève de la trahison ! Je ne peux pas te laisser avancer des choses pareilles ! Tu as vu la puissance de Pompée. Ne parle plus jamais de ça, tu m’entends ?

— Je regrette, bredouillai-je, confus. Pardonne-moi.

— Et puis, comment Pompée aurait-il pu les acheminer jusqu’à Rome ? Il se trouvait à mille milles de là.

— Je me demandais si elles n’avaient pas pu arriver avec Metellus Nepos.

— Va te coucher, m’ordonna-t-il avec emportement. Ce que tu dis n’a pas de sens.

Il dut visiblement y réfléchir pendant la nuit parce que, le lendemain matin, son attitude était beaucoup plus aimable.

— Je suppose que tu as peut-être raison et que ces armes viennent bien de Mithridate. Après tout, l’intégralité de l’arsenal royal a été saisi, et il est possible que Nepos en ait apporté une cargaison avec lui à Rome. Mais cela ne revient pas à dire que Pompée a soutenu activement Catilina.

— Non, bien sûr, acquiesçai-je.

— Ce serait trop épouvantable à envisager. Ces lames devaient tout de même me trancher la gorge.

— Pompée n’aurait jamais rien fait qui puisse te nuire ou nuire à l’État, assurai-je.

Le lendemain, Pompée pria Cicéron de venir le voir.

Le Gardien de la Terre et de la Mer avait retrouvé sa vieille demeure sur l’Esquilin. Elle avait subi un certain nombre de modifications durant l’été. Des dizaines d’éperons provenant des navires de guerre pirates en hérissaient à présent les murs. Certains, en bronze, avaient été façonnés en forme de tête de gorgone, d’autres avaient un museau et des cornes d’animaux. Cicéron ne les avait pas vus auparavant, et il les contempla avec un dégoût manifeste.

— Tu imagines devoir dormir ici toutes les nuits, remarqua-t-il pendant que nous attendions que le portier vienne nous ouvrir. On dirait la chambre mortuaire d’un pharaon.

Et, à partir de ce moment, il lui arriva souvent, en privé, de parler de Pompée en l’appelant « le Pharaon », ou parfois « le Sultan ».

Une grande foule se tenait devant et admirait la maison. À l’intérieur, les salles ouvertes au public grouillaient de quémandeurs qui espéraient pouvoir manger aux frais de Pompée. Il y avait là des sénateurs ruinés qui cherchaient à vendre leur voix. Des hommes d’affaires qui espéraient convaincre Pompée d’investir dans leurs projets. Des armateurs de navires, des entraîneurs de chevaux, des fabricants de meubles et de bijoux, et d’autres qui n’étaient visiblement que des mendiants cherchant à s’attirer la sympathie du grand homme avec l’histoire de leur infortune. Sous le regard envieux de ces mendiants, nous fûmes introduits dans un vaste salon privé. Dans un coin, un mannequin de tailleur était revêtu de la toge triomphale de Pompée et de la casaque d’Alexandre, et un autre avait été affublé d’une grande tête de Pompée toute en perles que j’avais déjà vue lors du défilé. Au milieu, posée sur deux tréteaux, il y avait la maquette d’un immense ensemble de bâtiments devant lequel se tenait Pompée, un temple en bois miniature dans chaque main. Un groupe d’hommes semblait attendre anxieusement sa décision derrière lui.