— C’est incroyable, commenta-t-il d’une voix contenue en tâtant le tissu avec révérence. Elle a trois cents ans et semble en avoir moins de dix.
— Elle a des propriétés magiques, assura Pompée. Tant que je la garde avec moi, il ne peut rien m’arriver de mal.
Il prit un air très grave en raccompagnant Cicéron à la porte.
— Tu veux bien plaider ma cause auprès de Celer et des autres ? J’ai promis à mes soldats que je leur donnerais des terres, et Pompée le Grand ne peut pas faillir à sa parole.
— Je vais faire tout ce que je peux.
— Je préférerais obtenir les choses par le sénat, mais s’il faut que je me trouve des amis ailleurs, je le ferai. Tu peux leur répéter que j’ai dit cela.
Pendant le trajet de retour, Cicéron me prit à témoin :
— Non, mais tu as entendu ça ? « Je ne savais rien de ces armes ! » Notre Pharaon est peut-être un grand général, mais c’est un très mauvais menteur.
— Que vas-tu faire ?
— Ai-je le choix ? Le soutenir, bien sûr. Ça ne me plaît pas beaucoup quand il menace de se trouver des amis ailleurs. Je dois à tout prix essayer d’empêcher qu’il ne tombe dans les bras de César.
Cicéron mit donc de côté ses réticences et ses soupçons et partit en campagne pour le compte de Pompée, comme il l’avait fait quelques années plus tôt lorsqu’il n’était qu’un sénateur plein d’avenir. Cela m’enseigna une autre leçon en matière de politique : c’est un domaine qui, si l’on veut arriver à ses fins, exige des réserves extraordinaires d’autodiscipline — qualité que le naïf confond souvent avec l’hypocrisie.
Tout d’abord, Cicéron convia Lucullus à dîner et passa en vain plusieurs heures à tenter de le convaincre de renoncer à s’opposer aux lois de Pompée. Mais Lucullus ne pardonnerait jamais au Pharaon de s’être attribué tout le mérite de la défaite de Mithridate, et refusa tout net de coopérer. Cicéron essaya ensuite auprès d’Hortensius, et reçut la même réponse. Il alla même voir Crassus, qui, bien qu’il eût visiblement envie d’anéantir son visiteur, le reçut de façon fort civile. Il se carra sur son siège, le bout des doigts pressés les uns contre les autres et les yeux mi-clos, écoutant la requête de Cicéron et en appréciant chaque mot.
— Ainsi, résuma-t-il, Pompée craint de perdre la face si ses lois ne passent pas, et il me demande de faire table rase de nos différends et lui accorder mon soutien pour le salut de la république ?
— C’est cela.
— Eh bien, je n’ai pas oublié la façon dont il a cherché à s’attribuer la défaite de Spartacus — victoire qui me revenait entièrement — et tu pourras lui dire que je ne lèverais pas le petit doigt pour l’aider, même si ma vie en dépendait. Au fait, comment cela se passe-t-il avec ta nouvelle maison ?
— Très bien, merci.
Cicéron décida ensuite de s’adresser à Metellus Celer, qui était à présent consul désigné. Il lui fallut un moment pour rassembler le courage d’aller frapper à la porte voisine : ce serait la première fois qu’il en franchirait le seuil depuis le sacrilège commis pas Clodius durant les rites de la Bonne Déesse. En fait, à l’instar de Crassus, Celer n’aurait pu se montrer plus amical. La perspective du pouvoir lui seyait bien — il avait été élevé pour ça, comme un cheval de course — et lui aussi prêta une oreille attentive aux propos de Cicéron.
— L’outrecuidance de Pompée ne me plaît pas plus qu’à toi, conclut Cicéron, mais le fait est qu’il est de loin l’homme le plus puissant du monde, et que ce serait un désastre s’il finissait par être écarté du sénat. C’est tout de même ce qui va arriver si nous n’essayons pas de faire promulguer ses lois.
— Tu crois qu’il va se venger ?
— Il dit qu’il n’aura d’autre choix que de se trouver des amis ailleurs, ce qui implique vraisemblablement les tribuns ou, pis encore, César. Et s’il poursuit dans cette voie, nous auront droit à des assemblées populaires, des vetos, des émeutes, des paralysies générales, la foire d’empoigne entre la plèbe et le sénat… bref, une catastrophe.
— C’est un tableau bien sombre, commenta Celer, je crains pourtant de ne pouvoir t’aider.
— Pas même pour le salut de la patrie ?
— En répudiant ma sœur de façon aussi grossière, Pompée l’a humiliée. Il m’a également insulté, moi, mon frère et toute ma famille. J’ai appris quelle sorte d’homme il est : il est impossible de lui faire confiance et il ne se préoccupe que de lui-même. Tu devrais te méfier de lui, Cicéron.
— Tu as de quoi lui en vouloir, c’est indubitable, néanmoins pense de quelle magnanimité tu ferais preuve si tu pouvais dire dans ton discours d’entrée en charge qu’il faut accéder aux demandes de Pompée pour le bien de la nation.
— Cela n’apparaîtra pas comme de la magnanimité mais comme de la faiblesse. Les Metelli ne sont peut-être pas la plus ancienne famille de Rome, ni la plus noble, nous sommes cependant ceux qui connaissons le plus de réussite, et nous y sommes parvenus en ne concédant jamais un pouce de terrain à nos ennemis. Sais-tu quelle créature orne le blason des Metelli ?
— L’éléphant ?
— L’éléphant, oui. Nous l’avons choisi parce que nos ancêtres ont battu les Carthaginois, mais aussi parce que l’éléphant est l’animal auquel notre famille ressemble le plus. Il est massif, il avance lentement, il n’oublie jamais et il a toujours le dessus.
— Oui, et il est aussi assez stupide pour se faire souvent prendre.
— Peut-être, concéda Celer avec une pointe d’agacement. Mais je suis d’avis que tu accordes trop d’importance à l’intelligence.
Puis il se leva pour signaler que l’entretien était terminé.
Il nous conduisit dans l’atrium, où s’exposait une collection impressionnante de masques mortuaires consulaires, et il montra ses ancêtres d’un geste du bras, comme si tous ces visages morts et inexpressifs réunis illustraient son propos avec plus d’éloquence que n’importe quels mots. Nous arrivions dans le vestibule quand Clodia apparut avec ses servantes. Je ne sais s’il s’agissait d’une rencontre fortuite ou préméditée, je pencherais plutôt pour la deuxième solution car elle était coiffée et maquillée avec beaucoup de recherche si l’on considère l’heure de la matinée : « en tenue de combat de nuit », comme le dira plus tard Cicéron. Il inclina la tête pour la saluer.
— Cicéron, répondit-elle, tu ne viens plus me voir.
— C’est vrai, hélas, mais ce n’est pas un choix.
— J’ai appris que vous étiez devenus grands amis pendant mon absence, commenta Celer. Je suis content de voir que vous vous parlez de nouveau.
En entendant ces mots, et en voyant avec quel naturel il les avait prononcés, je compris soudain qu’il ne se doutait pas le moins du monde de la réputation de sa femme. Il abordait le monde civil avec cette curieuse innocence que j’ai remarquée chez de nombreux soldats de métier.
— J’espère que tu te portes bien, Clodia ? s’enquit poliment Cicéron.
— Tout me réussit, répondit-elle en le regardant par-dessous ses cils interminables. De même qu’à mon frère en Sicile — en dépit de tous tes efforts.
Elle lui décocha un sourire aussi chaleureux qu’un coup de lame et poursuivit son chemin, laissant dans son sillage une bouffée de parfum subtil. Celer haussa les épaules.
— Eh bien, tant pis. J’aurais aimé qu’elle te parle autant qu’à ce fichu poète qui lui court sans cesse après. Mais elle reste très loyale envers Clodius.