Bien qu’il fût trop fier pour l’admettre, le spectre de Clodius contribuait également à troubler son repos. À l’ouverture de la nouvelle session, un tribun du nom de Herennius voulut proposer au vote populaire, en assemblée sur le Champ de Mars, une loi permettant de faire agréger Clodius parmi les plébéiens. Cicéron ne s’en inquiéta pas : il savait que d’autres tribuns s’opposeraient aussitôt à cette mesure. Ce qui le troubla en revanche fut que Celer se déclara en faveur de cette loi et, après la levée de la séance, il alla le voir.
— Je croyais que tu étais opposé à ce que Clodius devienne plébéien ?
— Je le suis, mais Clodia ne cesse de me harceler jour et nuit avec cette histoire. De toute façon, le texte ne passera pas, alors j’espère simplement obtenir quelques semaines de répit. Ne t’inquiète pas, ajouta-t-il à voix basse. Si jamais les choses devaient dégénérer, je dirai ce que je pense vraiment.
Cette réponse ne rassura pas totalement Cicéron, et il chercha un moyen de pousser Celer à s’exprimer plus clairement. Le hasard voulut qu’une crise éclata en Gaule transalpine. Un grand nombre de Germains — cent vingt mille, rapportait-on — avaient franchi le Rhin et s’étaient installés sur la terre des Helvètes, une tribu guerrière dont la réaction fut de se déplacer à son tour vers l’ouest, à l’intérieur de la Gaule, pour y trouver de nouveaux territoires. Cette situation plaçait le sénat devant une situation difficile, et il fut décidé que les consuls devraient procéder aussitôt au tirage au sort pour l’attribution de la Gaule transalpine au cas où une action militaire se révélerait nécessaire. Ce gouvernement promettait d’être des plus fructueux, riche en possibilités de gloire et de fortune. Comme les deux consuls postulaient à l’obtention de cette province — l’homme de paille de Pompée, Afranius, était le collègue de Celer —, il incomba à Cicéron de procéder au tirage, et même si je n’irai pas jusqu’à dire qu’il le truqua — comme il l’avait déjà fait une fois pour Celer —, ce fut néanmoins Celer qui, cette fois encore, tira le jeton gagnant. Il s’empressa de le remercier. Quelques semaines plus tard en effet, lorsque Clodius rentra à Rome après la fin de sa questure en Sicile, il se présenta au sénat pour demander le droit de se ranger dans la plèbe, et ce fut Celer qui s’y opposa avec le plus de violence.
— Tu es né patricien, déclara-t-il, et si tu rejettes les droits que te confère ta naissance, tu vas détruire tous les codes du sang, de la famille et des traditions sur lesquels repose cette république !
Je me tenais à la porte du sénat lorsqu’il effectua cette volte-face, et le visage de Clodius afficha alors une expression de surprise et d’horreur totales.
— J’ai beau être né patricien, protesta-t-il, je ne veux pas mourir comme tel.
— Tu vas sans nul doute mourir patricien, rétorqua Celer, et si tu continues à suivre ce chemin, je te préviens franchement que cela t’arrivera inévitablement plus tôt que tu ne penses.
Le sénat émit un murmure d’étonnement en entendant cette menace, et même si Clodius fit mine de s’écarter d’un geste, il devait savoir que ses chances de devenir plébéien, et donc tribun, étaient en train de s’écrouler devant lui.
Cicéron était ravi. Il cessa dès lors de craindre Clodius et saisit imprudemment toutes les occasions de le tourmenter et le tourner en dérision. Je me souviens tout particulièrement d’une fois où, peu après cette scène, lui et Clodius se retrouvèrent ensemble à l’entrée du forum où ils accompagnaient des candidats aux élections. Inconsidérément, car il y avait du monde qui écoutait, Clodius saisit l’occasion de se vanter de ce qu’il était à présent le nouveau patron des Siciliens et comptait désormais leur réserver des places aux jeux.
— Je ne crois pas que tu aies jamais été en situation de faire cela, railla-t-il.
— Non, en effet, concéda Cicéron.
— C’est qu’il est plutôt difficile de se procurer de l’espace. Ma sœur, pourtant femme de consul et qui a tant à sa disposition, me donne tout au plus un pied.
— Allons, répliqua Cicéron, ne te plains pas ; tu sauras bien, quand tu le voudras, lui en faire lever deux.
C’était la première fois que j’entendais Cicéron faire une plaisanterie grivoise, et il la regretta par la suite comme n’étant « pas très consulaire ». Sur le moment, il fut assez satisfait car elle suscita des explosions de rire de la part de toute l’assistance, et fit prendre à Clodius une superbe nuance de pourpre sénatoriale. La réplique devint célèbre et fit le tour de la ville même si, heureusement, personne n’eut le courage de la répéter directement à Celer.
Puis, du jour au lendemain, tout changea et, comme d’habitude, le responsable en fut César — qui, bien qu’éloigné de Rome depuis bientôt un an, n’avait jamais vraiment quitté les pensées de Cicéron.
Un après-midi, vers la fin du mois de mai, Cicéron se tenait au premier rang de la curie, près de Pompée. Je ne sais plus pourquoi, il était arrivé tard, sinon, je suis certain qu’il aurait eu vent de ce qui se préparait. Là, il apprit la nouvelle en même temps que tout le monde. Une fois les augures pris, Celer se leva et annonça qu’une dépêche de César venait d’arriver d’Hispanie ultérieure, et qu’il se proposait de la lire.
— « Au sénat et au peuple romain, de Gaius Julius César, imperator… »
Au mot « imperator », un frisson d’excitation parcourut la chambre, et je vis Cicéron se redresser brusquement et échanger un regard avec Pompée.
— « De Gaius Julius César, imperator, répéta Celer avec plus d’emphase encore, salutations. L’armée va bien. J’ai mené une légion et trois cohortes de l’autre côté des montagnes d’Herminius et pacifié des territoires situés de part et d’autre du fleuve Durius. Depuis Gades, j’ai dépêché une flottille et pris Brigantium, à sept cents milles au nord. J’ai soumis les Caléciens et les Lusitaniens et j’ai été salué comme imperator par mes soldats sur le champ de bataille. J’ai conclu des traités qui rapporteront un revenu annuel de vingt millions de sesterces au Trésor. La domination de Rome s’étend maintenant jusqu’aux côtes les plus lointaines de la mer Atlantique. Longue vie à la république. »
César s’exprimait toujours de manière assez laconique et il fallut un moment au sénat pour saisir l’ampleur de ce qu’il venait d’entendre. César n’avait été chargé que de gouverner l’Hispanie ultérieure, province jugée plus ou moins pacifiée, mais il s’était débrouillé pour conquérir le pays voisin ! Son vieil allié Crassus se leva aussitôt et proposa que les victoires de César soient accueillies par trois jours de grâces nationales. Pour une fois, Caton lui-même fut trop hébété pour protester, et la motion fut adoptée à l’unanimité. Puis les sénateurs s’éparpillèrent dans le chaud soleil. La plupart discutaient avec excitation de cet exploit formidable. À l’exception de Cicéron : au milieu de cette foule animée, il marchait avec la lenteur et les yeux baissés de quelqu’un qui suit une procession funèbre.