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— Après avoir été tant de fois au cœur du scandale et au bord de la ruine, je le croyais fini, me glissa-t-il alors que nous arrivions à la porte, du moins pour une année ou deux.

Il me fit signe de le suivre, et me conduisit dans un coin ombragé du senaculum où nous ne tardâmes pas à être rejoints par Hortensius, Lucullus et Caton. Ils affichaient tous les trois une mine d’enterrement.

— Alors, quelle sera la prochaine étape pour César ? demanda sombrement Hortensius. Va-t-il se présenter au consulat ?

— Je dirais que cela ne fait aucun doute, non ? répondit Cicéron. Il peut sans problème se payer la campagne — s’il est prêt à donner vingt millions au Trésor, vous pouvez être sûrs qu’il en a gardé autant pour lui-même.

À cet instant, Pompée passa près d’eux, la mine pensive, et le petit groupe se tut jusqu’à ce qu’il soit assez loin pour ne plus les entendre.

— Voilà le Pharaon, commenta Cicéron à voix basse. Son grand esprit pesant va tourner comme une meule. En tout cas, je sais à quelle conclusion j’arriverais si j’étais à sa place.

— Qu’est-ce que tu ferais ? demanda Caton.

— Je proposerais un marché à César.

Les autres secouèrent tous la tête pour marquer leur désaccord.

— Cela ne se produira pas, assura Hortensius. Pompée ne supporte pas de voir quelqu’un d’autre lui prendre une part de sa gloire.

— Cette fois, il s’y fera, assura Cicéron. Vous n’avez pas voulu l’aider à faire ratifier ses lois alors que César va lui promettre la lune — n’importe quoi, pourvu que Pompée le soutienne aux élections.

— Pas cet été, en tout cas, décréta fermement Lucullus. Il y a trop de fleuves et de montagnes entre ici et l’Atlantique. César ne sera pas rentré à temps pour mettre son nom sur les listes.

— Et puis il y a autre chose, intervint Caton. César va vouloir un triomphe, et il devra rester hors les murs jusque-là.

— Et nous pourrons le maintenir là pendant des années, renchérit Lucullus, tout comme il m’a fait attendre pendant cinq ans. Ma vengeance pour cette insulte vaudra tous les délices.

Cicéron n’avait toujours pas l’air convaincu.

— Eh bien, peut-être. Mais l’expérience m’a appris à ne jamais sous-estimer notre ami Gaius.

C’était une remarque judicieuse : une semaine plus tard, une seconde dépêche d’Hispanie ultérieure arrivait au sénat. Cette fois encore, Celer la lut à l’assemblée des sénateurs : du fait que les territoires nouvellement conquis étaient désormais entièrement soumis, César annonçait qu’il rentrait à Rome.

Caton se leva pour protester.

— Les propréteurs des provinces doivent rester en poste jusqu’à ce que le sénat leur donne la permission de les quitter, énonça-t-il. Je propose que nous sommions César de rester où il est.

— C’est un peu tard ! cria quelqu’un près de la porte. Je viens de le voir sur le Champ de Mars !

— C’est impossible, insista Caton, visiblement troublé. Aux dernières nouvelles, il se vantait de se trouver sur la côte atlantique.

Celer prit néanmoins la précaution d’envoyer un esclave au Champ de Mars pour vérifier la rumeur, et celui-ci revint une heure plus tard en annonçant que c’était vrai : César avait devancé son propre messager et séjournait chez un ami, à l’extérieur de la cité.

La nouvelle plongea Rome dans une idolâtrie frénétique. Le lendemain, César envoya un émissaire au sénat pour demander qu’on lui accorde son triomphe en septembre et que, en attendant, on l’autorise à se présenter au consulat in absentia. Ils furent nombreux au sénat à vouloir accéder à sa requête car ils se rendaient bien compte que sa renommée, associée à sa richesse nouvelle, rendait la candidature de César quasi impossible à enrayer. Si l’on avait appelé au vote, ses partisans l’auraient sans aucun doute emporté. Par conséquent, jour après jour, dès que la motion était présentée devant le sénat, Caton prenait la parole et parlait jusqu’à ce qu’il fût trop tard pour voter. Il fit un long discours sur la chute des rois de Rome. Il disserta interminablement sur les lois ancestrales. Il lassa tout le monde avec l’importance d’assurer un contrôle sénatorial sur les légions. Il réitéra ses avertissements concernant le dangereux précédent que constituerait le fait d’autoriser un candidat à postuler pour un mandat tout en détenant l’imperium militaire.

— Aujourd’hui, César demande le consulat, demain, il pourrait bien l’exiger.

Cicéron ne prit pas part directement au débat, mais montra son soutien à Caton en venant à la chambre chaque fois qu’il s’exprimait et en s’asseyant au premier rang le plus proche de lui. Le temps allait manquer à César, et il paraissait certain qu’il ne pourrait pas soumettre sa candidature dans les délais requis. Naturellement, tout le monde pensait qu’il préférerait le triomphe à la candidature. C’est ce que Pompée avait fait. C’est ce que tous les généraux victorieux de l’histoire romaine avaient toujours fait. Rien en effet ne pouvait rivaliser avec la gloire d’un triomphe. Toutefois, César n’avait jamais été homme à confondre l’apparence du pouvoir avec son essence. Tard dans l’après-midi du quatrième jour d’obstruction parlementaire de Caton, alors que la curie était presque vide et que les longues ombres vertes de l’été commençaient à envahir les rangs déserts, César franchit le seuil de l’édifice. La vingtaine de sénateurs présents n’en crurent pas leurs yeux. Il avait retiré son uniforme et revêtu la toge.

César s’inclina devant la chaise et gagna sa place au premier rang, en face de Cicéron. Il salua poliment mon maître d’un signe de tête et s’assit pour écouter Caton. Pour une fois, le grand stoïcien fut à court de mots. N’ayant plus de raison de parler, il s’assit brusquement et, le mois suivant, César fut élu consul à l’unanimité des votes de toutes les centuries, et il fut le premier candidat à réussir cet exploit depuis Cicéron.

XVI

Rome tout entière était à présent impatiente de voir ce que César allait faire.

— La seule chose à laquelle on peut s’attendre, dit Cicéron, c’est à quelque chose d’inattendu.

Et il ne se trompait pas. Cela lui prit cinq mois, mais quand César se décida à agir, ce fut un coup de maître.

Vers la fin de l’année, un jour de décembre — soit peu de temps avant que César n’entre en charge —, Cicéron reçut la visite de Lucius Cornélius Balbus, personnage éminent venu d’Hispanie.

Ce personnage remarquable avait alors quarante ans. Né à Gades, d’origine phénicienne, c’était un négociant et il était très riche. Il avait le teint bistre, la barbe et les cheveux d’un noir de jais et les dents ainsi que le blanc des yeux aussi éclatants que de l’ivoire poli. Il s’exprimait avec vivacité et riait beaucoup, rejetant avec bonheur sa petite tête bien nette en arrière de sorte que les hommes les plus ennuyeux de Rome s’imaginaient pleins d’esprit après un moment passé en sa compagnie. Il avait le don particulier de s’attacher aux puissants de ce monde — d’abord Pompée, sous les ordres duquel il servit en Hispanie et qui s’arrangea pour lui faire obtenir la citoyenneté romaine, puis César, qui le repéra à Gades quand il était propréteur, le nomma préfet du génie pendant sa conquête de la Lusitanie, puis l’emmena avec lui à Rome pour être son chargé de mission. Balbus connaissait tout le monde, même si, au début, les gens ne voyaient pas qui il était, et, en cette matinée de décembre, il se précipita sur Cicéron, les mains tendues, comme s’il retrouvait son meilleur ami.