— Mon cher Cicéron, dit-il en latin avec un fort accent. Comment vas-tu ? Je ne t’ai jamais vu plus belle mine — et pourtant, tu as toujours bonne mine à chaque fois que je te vois !
— Alors je suppose que je ne change pas beaucoup, commenta Cicéron en lui faisant signe de s’asseoir. Et comment se porte César ?
— Il va merveilleusement bien, répondit Balbus, tout à fait merveilleusement. Il m’a prié de te transmettre ses amitiés, et l’assurance absolue qu’il est ton ami le plus dévoué et le plus sincère au monde.
— Alors nous ferions mieux de commencer à compter les cuillers, Tiron, dit Cicéron, sur quoi Balbus applaudit et se tordit littéralement de rire.
— Ah ! elle est bien bonne — « compter les cuillers », vraiment ! Je le lui répéterai et ça va l’amuser. Les cuillers !
Il s’essuya les yeux et reprit son souffle.
— Mais sérieusement, Cicéron, quand César offre son amitié à quelqu’un, ce ne sont pas des paroles en l’air. Il considère que ce sont les actes, et non les mots, qui comptent en ce monde.
Cicéron avait encore une montagne de documents juridiques à lire.
— Balbus, dit-il avec lassitude, tu es de toute évidence venu me dire quelque chose… alors pourrais-tu avoir l’obligeance de simplement le dire ?
— Bien sûr. Tu es très occupé. Je m’en rends bien compte. Pardonne-moi, ajouta-t-il en pressant la main sur son cœur. César veut que je t’informe que Pompée et lui sont arrivés à un accord. Ils ont l’intention de régler une fois pour toutes cette question de réforme agraire.
Cicéron me coula un coup d’œil rapide : tout se passait exactement comme il l’avait prédit. S’adressant à Balbus, il demanda :
— Et quels sont les termes de cet accord ?
— Les terres publiques de Campanie seront réparties entre les légionnaires démobilisés de Pompée et les Romains pauvres qui désirent devenir agriculteurs. Une assemblée de vingt commissaires se chargera de procéder à la distribution. César souhaite tout particulièrement avoir ton soutien.
Cicéron émit un rire d’incrédulité.
— Mais c’est exactement le projet de loi qu’il a voulu faire passer au début de mon consulat et auquel je me suis opposé !
— Il y aura une grande différence, assura Balbus avec un sourire éclatant. Cela reste entre nous, d’accord ?
Ses sourcils dansèrent de plaisir. Il fit courir sa petite langue rose sur le bord de ses larges dents blanches.
— La commission officielle comptera vingt membres, mais il y aura un petit comité limité à cinq commissaires qui prendront toutes les décisions. César serait très honoré — vraiment très honoré — si tu acceptais d’en faire partie.
La proposition prit Cicéron au dépourvu.
— Ah oui vraiment ? Et qui seraient les quatre autres ?
— À part toi, il y aurait César, Pompée, un autre qui reste encore à choisir, et…
Balbus s’interrompit pour ménager son effet, pareil à un magicien s’apprêtant à faire surgir un oiseau exotique d’un panier vide.
— … et Crassus.
Jusque-là, Cicéron avait traité le négociant avec une sorte de condescendance amicale — un peu comme un personnage de farce, un de ces intermédiaires suffisants qui surgissent souvent en politique. Mais il le considérait à présent avec étonnement.
— Crassus ? répéta-t-il. Mais Crassus tolère à peine de se trouver dans la même ville que Pompée. Comment va-t-il faire pour siéger avec lui dans une commission de cinq membres ?
— Crassus est un très bon ami de César. Et Pompée est aussi un très bon ami de César. César joue donc les marieuses, dans l’intérêt de l’État.
— Dans leur intérêt à eux, tu veux dire ! Ça ne marchera jamais.
— Cela marchera très certainement. Ils se sont rencontrés tous les trois et se sont mis d’accord. Et contre une telle alliance, rien d’autre à Rome ne pourra se dresser.
— Si tout est déjà réglé, en quoi serais-je utile ?
— En tant que Père de la Patrie, tu disposes d’une autorité unique.
— On me fait donc venir au dernier moment pour donner au tout une apparence de respectabilité ?
— Pas du tout, pas du tout. Tu serais un partenaire à part entière, absolument. César m’autorise à te dire qu’aucune grande décision concernant la direction de l’Empire ne serait prise sans que tu ne sois consulté avant.
— Donc, cette commission restreinte agira en fait comme le gouvernement exécutif de l’État ?
— Exactement.
— Et combien de temps durera-t-elle ?
— Pardon ?
— Quand sera-t-elle dissoute ?
— Elle ne sera jamais dissoute. Elle sera permanente.
— Mais c’est scandaleux ! Nous n’avons pas de précédent dans l’Histoire. Ce serait le premier pas en direction de la dictature !
— Mon cher Cicéron, vraiment !
— Nos élections annuelles perdraient tout leur sens. Les consuls deviendraient de simples marionnettes, le sénat pourrait aussi bien ne plus exister. Ce comité restreint contrôlerait l’attribution de toutes les terres et les impôts…
— Elle apporterait la stabilité…
— Ça deviendrait une kleptocracie.
— Serais-tu en train de repousser la proposition de César ?
— Dis à ton maître que j’apprécie sa considération et que je n’ai nul désir d’être autre chose que son ami, mais il ne s’agit pas là de quelque chose que je puisse accepter.
— Bon, dit Balbus, manifestement consterné, il sera très déçu — en fait, cela va le peiner —, et il en sera de même pour Crassus et Pompée. Évidemment, ils veulent l’assurance que tu ne feras pas opposition.
— Je n’en doute pas !
— Oui, ils y tiennent. Ils ne cherchent pas la dissension, mais si elle doit survenir, tu dois comprendre qu’ils sont prêts à y faire face.
Cicéron fit un gros effort pour se contrôler.
— Tu peux leur dire que je me suis battu pendant plus d’une année pour le compte de Pompée afin d’assurer un règlement équitable à ses soldats — en dépit, dois-je ajouter, de l’opposition acharnée de Crassus. Tu peux leur dire que je ne reviendrai pas là-dessus. Mais je ne veux pas participer à un accord secret visant à établir un gouvernement par le biais d’une cabale. Cela reviendrait à ridiculiser tout ce que j’ai toujours défendu au cours de ma carrière. Je crois que tu trouveras la sortie tout seul.
Après le départ de Balbus, Cicéron resta un moment silencieux dans sa bibliothèque tandis que, sur la pointe des pieds, je remettais de l’ordre dans sa correspondance.
— Non mais tu imagines ? finit-il par me dire. M’envoyer ce marchand de tapis de Gades pour me proposer au rabais un cinquième de la république ! Notre César se figure qu’il est d’une grande noblesse alors qu’en réalité, c’est un escroc de la pire vulgarité.
— Il risque d’y avoir des problèmes, l’avertis-je.
— Eh bien, qu’il y ait des problèmes. Ça ne me fait pas peur.
Mais de toute évidence, il était mort de peur, et, à nouveau, cette qualité que j’appréciais le plus chez lui reprit soudain le dessus — sa détermination, quelles que fussent ses craintes et ses réticences, à faire au bout du compte ce qu’il estimait juste. Dès cet instant en effet, il avait dû comprendre que sa position à Rome allait devenir intenable. Il réfléchit encore un long moment puis me confia :