— Pendant tout le temps que ce maquereau d’Hispanie me parlait, je n’arrêtais pas de penser à ce que Calliope me dit dans mon poème autobiographique. Tu te souviens de ses paroles ?
Il ferma les yeux et me les récita :
— J’ai commis des erreurs, Tiron — tu les connais mieux que personne, inutile de les relever —, mais je ne suis ni comme Pompée, César ou Crassus. Quoi que j’aie fait, quelles que soient les erreurs que j’ai commises, je l’ai fait pour mon pays alors qu’ils n’agissent que par intérêt personnel, même si cela implique d’aider un traître comme Catilina.
Il poussa un long soupir. Il paraissait presque surpris de se trouver des principes si fermes.
— Eh bien, voici pour moi la fin de tout ceci, je suppose : vieillesse tranquille, réconciliation avec mes ennemis, pouvoir, richesse, paix avec tout le monde…
Il croisa les bras et contempla ses pieds.
— C’est renoncer à beaucoup de choses, commentai-je.
— Beaucoup de choses, oui. Tu devrais peut-être courir après Balbus pour lui dire qu’en fin de compte, j’ai changé d’avis.
— Vraiment ?
Mon ton était plein d’espoir — j’aspirais désespérément à une vie plus tranquille — mais Cicéron ne parut pas m’entendre. Il poursuivit sa méditation sur le sens de l’Histoire et l’héroïsme et, au bout d’un moment, je me remis à trier sa correspondance.
Je pensais que « la Bête à Trois têtes », comme on allait surnommer le triumvirat de César, Pompée et Crassus, allait réitérer son offre, mais Cicéron n’en entendit plus parler. La semaine suivante, César fut élu consul et déposa rapidement son projet de loi agraire devant le sénat. J’observais la scène depuis l’entrée avec une foule de spectateurs agités lorsqu’il entreprit de demander aux sénateurs les plus importants leur opinion sur la proposition de loi. Il commença par Pompée. Naturellement, le grand homme approuva aussitôt et Crassus fit de même. Cicéron, appelé ensuite, émit de nombreuses réserves mais donna, sous l’œil attentif de César, son assentiment. Hortensius rejeta la loi. Lucullus rejeta la loi. Celer la rejeta aussi. Et quand, suivant la liste du gratin du sénat, César finit par arriver à Caton, celui-ci annonça son opposition. Mais au lieu de donner simplement son avis puis de se rasseoir, Caton poursuivit sa dénonciation, remontant jusqu’à la plus haute antiquité pour attester que les terres publiques devaient servir à la nation tout entière et ne devaient en aucun cas être morcelées par des politiciens de passage sans scrupule pour servir leurs propres intérêts. Au bout d’une heure, il apparut clairement qu’il n’avait aucunement l’intention de reprendre sa place et entendait, selon sa vieille habitude, parler jusqu’à la clôture de la séance.
César s’énerva de plus en plus et frappa du pied avec impatience. Il finit par se lever.
— Nous en avons assez entendu, dit-il, interrompant Caton au milieu d’une phrase. Assieds-toi, espèce de moulin à paroles moralisateur, et laisse les autres parler.
— Tout sénateur a le droit de parler autant qu’il le désire, répliqua Caton. Tu devrais vérifier les lois de cette chambre si tu entends la présider, ajouta-t-il avant de reprendre le fil de son discours.
— Assieds-toi ! hurla César.
— Je ne me laisserai pas intimider par toi, décréta Caton, qui refusa de céder la parole.
Avez-vous déjà vu un rapace agiter la tête d’un côté puis de l’autre lorsqu’il détecte une proie potentielle ? Eh bien, c’est tout à fait ce qu’évoquait César en cet instant précis. Son profil d’aigle se pencha d’abord vers la gauche puis vers la droite, avant qu’il ne tende un long doigt pour faire signe à son licteur de tête. Il désigna Caton.
— Emmenez-le, ordonna-t-il d’une voix rauque.
Le licteur proxime paraissait hésiter.
— J’ai dit, répéta César d’une voix terrible, emmenez-le !
Le garde affolé ne se le fit pas dire deux fois. Il rassembla une demi-douzaine de ses collègues et descendit l’allée en direction de Caton, qui continua de parler alors même que les licteurs montaient sur les bancs pour s’emparer de lui. Deux hommes le saisirent chacun par un bras et le traînèrent vers la porte pendant qu’un autre rassemblait tous ses comptes du Trésor sous les yeux horrifiés des sénateurs.
— Que devons-nous faire de lui ? s’enquit le licteur proxime.
— Enfermez-le dans le carcer, décréta César, et qu’il fasse profiter les rats de sa sagesse.
Tandis qu’on poussait Caton hors de la curie, certains sénateurs commencèrent à s’élever contre un tel traitement. Le grand stoïque passa juste devant moi, sans résister mais sans cesser de vociférer au sujet d’un point obscur concernant les forêts campaniennes. Celer se leva de son banc et se précipita à sa suite, suivi de près par Lucullus puis par le propre collègue consulaire de César, Marcus Bibulus. Il me semble qu’une trentaine ou une quarantaine de sénateurs durent se joindre à la procession. César descendit de son estrade et tenta d’intercepter certains de ceux qui sortaient. Je me souviens de l’avoir vu attraper le bras du vieux Petreius, le commandant qui avait défait l’armée de Catilina à Pise.
— Petreius ! lança-t-il. Tu es un soldat, comme moi. Pourquoi pars-tu ?
— Parce que, répondit Petreius en se dégageant, je préférerais être en prison avec Caton qu’ici avec toi !
— Alors vas-y ! cria César dans son dos. Allez-y tous ! Mais souvenez-vous de ceci : tant que je serai consul, la volonté du peuple ne sera pas éludée par des subterfuges de procédure ou des coutumes ancestrales. Cette loi sera présentée au peuple, et, que cela vous plaise ou non, elle sera votée avant la fin du mois.
Il regagna sa chaise à grands pas et foudroya la chambre du regard, défiant quiconque de remettre en cause son autorité.
Cicéron, très mal à l’aise, resta à sa place tandis que l’appel reprenait et, après la séance, fut arrêté devant la curie par Hortensius, qui lui demanda sur un ton de reproche pourquoi il ne les avait pas suivis.
— Ne me fais pas grief d’une situation dans laquelle tu nous as mis, rétorqua Cicéron. Je vous ai tous avertis de ce qui se passerait si vous continuiez à traiter Pompée avec autant de mépris.
Je savais néanmoins qu’il était très gêné et, dès qu’il le put, il s’empressa de rentrer à la maison.
— J’ai réussi à me mettre tout le monde à dos, se plaignit-il pendant que nous gravissions la côte. Je ne tire aucun bénéfice de mon soutien à César, et ses ennemis m’accusent d’être un renégat. Décidément, je suis devenu un vrai génie de la politique !
En temps normal, César n’aurait jamais pu faire passer sa loi agraire ou aurait pour le moins dû faire des compromis. Il trouva d’abord et surtout une opposition de la part de son collègue au consulat, M. Bibulus, patricien fier et irascible qui avait eu le malheur de suivre la carrière des honneurs en même temps que César et avait donc été tellement éclipsé par lui que l’on ne se souvenait jamais de son nom.