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— J’ai accepté de te défendre si jamais tu étais poursuivi pour corruption. Je n’ai jamais parlé de trahison.

— Ce n’est pas vrai. Tu manques à ta parole.

— Écoute, Hybrida, je témoignerai en ta faveur, mais tout cela pourrait bien être un piège — tendu par César, probablement, ou par Crassus — et je serais stupide de m’y précipiter.

Les yeux d’Hybrida, bien qu’ils fussent à présent profondément enfoncés dans la graisse, étaient toujours aussi bleus, pareils à des saphirs sertis dans la glaise rouge.

— Il paraît que tu as fait ton chemin. Des maisons partout.

— Ne cherche pas à me menacer, l’avertit Cicéron avec un geste las.

— Très joli tout ça, poursuivit Hybrida en désignant la bibliothèque. Les gens savent comment tu as obtenu l’argent pour te le payer ?

— Je te préviens : je pourrais tout aussi bien témoigner contre toi que pour ta défense.

Mais sa menace sonnait creux et Cicéron dut le sentir car il se passa soudain la main sur le visage, comme s’il essayait de dissiper une vision inquiétante.

— Je crois que tu devrais prendre un verre avec moi, commenta Hybrida avec un profond soulagement. Les choses semblent toujours aller mieux après une coupe de vin.

Le soir précédent le vote sur la loi agraire de César, nous entendîmes beaucoup de bruit en provenance du forum — des coups de marteau et des frottements de scie, des chants d’ivrognes, des acclamations, des cris, des bris de vaisselle. À l’aube, un voile de fumée brune flottait au-dessus de la zone située derrière le temple de Castor, où devait avoir lieu le vote.

Cicéron s’habilla avec soin et descendit au forum, accompagné par deux gardes, deux membres de son personnel — moi-même et un autre secrétaire — et une demi-douzaine de clients qui désiraient être vus avec lui. Les rues et les ruelles conduisant à l’aire de vote grouillaient de monde. Nombre de citoyens s’écartaient en reconnaissant Cicéron pour le laisser passer. Mais il y en avait tout autant qui bloquaient délibérément le passage et devaient être repoussés par les gardes. Nous eûmes beaucoup de mal à avancer et, le temps que nous trouvions un endroit qui donnait sur les marches du temple, César avait commencé à parler. Il nous fut impossible de saisir plus de quelques mots. Une véritable multitude, des milliers de personnes, nous séparaient de lui. La majorité semblait être d’anciens soldats qui avaient passé la nuit là et avaient allumé du feu pour se faire à manger et se tenir chaud.

— Ces hommes n’assistent pas à cette assemblée, commenta Cicéron, ils l’occupent.

Au bout d’un moment, nous commençâmes à entendre du mouvement en provenance de la via Sacra, de l’autre côté de l’endroit où nous nous tenions dans la foule, et le bruit courut bientôt que Bibulus venait d’arriver avec les trois tribuns qui avaient l’intention de s’opposer au vote. C’était une action d’une bravoure formidable de leur part. Partout autour de nous, des hommes tiraient des poignards, voire des glaives de sous leurs vêtements. Bibulus et ses partisans avaient de toute évidence des difficultés à atteindre les marches du temple. Nous ne pouvions pas les voir mais suivions leur progression en repérant l’origine des cris et les rangées de poings qui volaient en tous sens. Les tribuns furent bientôt assommés et évacués, mais Bibulus et, derrière lui, Caton — qui avait été libéré de prison —, finirent enfin par arriver à destination.

Écartant les mains qui tentaient de le retenir, il monta sur l’estrade. Sa toge, déchirée, lui découvrait les épaules et il avait du sang qui lui coulait sur le visage. César lui jeta un bref coup d’œil et continua de parler. La fureur de la foule était assourdissante. Bibulus désigna les cieux puis fit le geste de se trancher la gorge. Il répéta son manège plusieurs fois, jusqu’à ce que son message fût clair : au titre de consul, il avait observé les cieux et déclarait que les auspices étant défavorables, aucune affaire publique ne pouvait être traitée. César continua cependant de l’ignorer. Deux personnages massifs montèrent alors sur l’estrade avec un grand baquet, de ceux qu’on utilise pour collecter l’eau de pluie. Ils le soulevèrent alors au-dessus de sa tête et le renversèrent. Je suppose que la foule avait dû s’en servir toute la nuit pour se soulager car le récipient était rempli d’une fange brunâtre et nauséabonde, et Bibulus en fut complètement trempé. Il voulut reculer, dérapa et, ses jambes glissant sous lui, tomba lourdement sur son postérieur. Pendant un moment, il demeura trop étourdi pour bouger. Mais il vit alors qu’on apportait un autre baquet sur l’estrade et détala — je ne peux pas le lui reprocher — sous les rires moqueurs de milliers de citoyens. Ses partisans et lui fuirent le forum et trouvèrent refuge dans le temple de Jupiter Stator — celui-là même d’où Cicéron avait chassé Catilina par ses paroles virulentes.

Ce fut donc dans les circonstances les plus méprisables que fut promulguée la grande loi de réforme agraire proposée par César, qui attribuait des fermes aux vingt mille soldats de Pompée et, par la suite, à tous les citadins nécessiteux qui pouvaient prouver qu’ils étaient pères d’au moins trois enfants. Cicéron ne resta pas pour le vote, qui était joué d’avance, mais rentra furtivement chez lui et se sentit tellement déprimé qu’il évita toute compagnie, y compris celle de Terentia.

Le lendemain, les soldats de Pompée occupaient à nouveau la rue. Ils avaient passé la nuit à fêter l’événement et concentraient maintenant toute leur attention sur le sénat, se rassemblant au forum pour voir si la curie allait oser remettre en cause la légalité des opérations de la veille. Ils laissaient entre leurs rangs un passage étroit, juste assez large pour permettre à trois ou quatre hommes de marcher de front, et je trouvai très intimidant de circuler aussi près d’eux au côté de Cicéron, même si leurs apostrophes étaient plutôt amicales : « Vas-y, Cicéron ! », « Cicéron, ne nous oublie pas ! » Dans la curie, je n’avais jamais vu une assemblée aussi abattue. C’était le premier jour du mois, et Bibulus, qui avait un bandage autour de la tête, occupait la chaise curule. Il se leva aussitôt et demanda que la chambre condamne les violences honteuses de la veille. Puis il insista pour que la loi fût déclarée invalide du fait que les auspices avaient été déclarés défavorables. Mais personne ne voulait aller jusque-là — pas avec plusieurs milliers d’hommes armés dehors. Confronté à leur silence, Bibulus s’emporta.

— Le gouvernement de cette république n’est plus qu’un simulacre, hurla-t-il, et je ne veux plus y prendre la moindre part ! Vous vous êtes montrés indignes du nom du sénat romain. Je ne vous convoquerai plus à la moindre séance les jours où je serai consul en exercice. Restez chez vous, pères conscrits, comme je vais le faire, et consultez votre âme pour vous demander si vous avez joué votre rôle avec honneur.

Nombre de ses auditeurs courbèrent la tête, remplis de honte. Mais César, qui était assis entre Crassus et Pompée et écoutait son discours avec un petit sourire, se leva aussitôt et déclara :

— Avant que Marcus Bibulus et son âme ne quittent cette salle, et que cette séance ne soit close pour un mois, je vous rappellerai, pères conscrits, que la loi nous oblige à prêter serment de la faire respecter. Je propose donc que nous allions tous ensemble, comme un seul corps, sur le Capitole, pour prêter serment et montrer ainsi publiquement notre unité avec le peuple.

Caton bondit. Il avait un bras en écharpe.

— C’est une honte ! protesta-t-il, sans doute piqué d’avoir été temporairement devancé par Bibulus sur le terrain de la morale. Je ne validerai pas ta loi illégale !