— Ni moi non plus, renchérit Celer, qui avait retardé son départ pour la Gaule transalpine dans le seul but de s’opposer à César.
Plusieurs autres joignirent leurs voix aux réfractaires, parmi lesquels je repérai le jeune Marcus Favonius, qui était un disciple de Caton, et l’ancien consul Lucius Gellius, qui avait largement dépassé les soixante-dix ans.
— Alors ce sera à vos risques et périls, commenta César en haussant les épaules. Mais souvenez-vous : la peine prévue pour qui refuse de se soumettre à la loi peut être la mort.
Je ne pensais pas que Cicéron allait s’exprimer, mais il se leva très lentement et, comme un hommage rendu à son autorité, l’assemblée tout entière fit aussitôt silence.
— Je ne déplore ni ne condamne pas tant la loi de cet homme, déclara-t-il en regardant directement César, que les méthodes par lesquelles il nous l’a imposée. Néanmoins, poursuivit-il en se tournant vers le reste des sénateurs, c’est la loi, le peuple y est favorable et elle exige de nous que nous prêtions serment. Je préviens donc Caton et Celer, et tous ceux de mes amis qui envisagent de devenir des héros morts, que le peuple ne comprendra pas votre action car on ne peut contrer l’illégalité par l’illégalité et espérer inspirer le respect. Une époque difficile nous attend, pères conscrits, et même si vous avez l’impression de ne plus avoir besoin de Rome, Rome a besoin de vous. Gardez-vous pour les combats à venir au lieu de vous sacrifier inutilement pour une cause déjà perdue.
Ce fut un discours très efficace, et lorsque les sénateurs sortirent en rang de la curie, ils suivirent presque tous le Père de la Patrie au Capitole, où ils devaient jurer devant Jupiter. Lorsque les légionnaires de Pompée virent ce que le sénat s’apprêtait à faire, ils l’acclamèrent bien haut (Bibulus, Caton et Celer s’y rendirent plus tard, quand personne ne regardait). La pierre sacrée de Jupiter, tombée des cieux bien des siècles auparavant, fut sortie du grand temple, et les sénateurs posèrent les uns après les autres la main dessus en jurant d’obéir à la loi. Cependant, César, bien qu’il eût obtenu ce qu’il désirait, était visiblement troublé. Je le vis même s’approcher de Cicéron et le prendre à part pour lui parler avec la plus grande gravité. Je demandai par la suite à Cicéron ce qu’il lui avait dit.
— Il m’a remercié pour mon intervention au sénat, me répondit Cicéron, mais il a ajouté qu’il n’avait guère apprécié le ton de mes remarques et qu’il espérait que je ne projetais pas de lui nuire, ni à lui ni à Pompée, parce qu’il serait alors contraint de riposter et que cela lui ferait beaucoup de peine. Il a précisé qu’il m’avait donné ma chance de faire partie de son administration et que je l’avais refusée. Je dois donc à présent en supporter les conséquences. Que penses-tu de cette impudence ?
Il jura copieusement, ce qui ne lui ressemblait guère, et ajouta :
— Catulus avait raison : j’aurais dû trancher la tête de ce serpent quand j’en ai eu l’occasion.
XVII
Malgré sa rancœur, Cicéron demeura en dehors de la politique pendant le reste du mois — ce qui lui fut facilité par l’annulation des séances de la chambre. Bibulus s’enferma en effet chez lui et refusa de sortir. César réagit en annonçant qu’il gouvernerait par le biais d’assemblées populaires que Vatinius convoquerait pour lui en qualité de tribun. Bibulus riposta en faisant savoir qu’il passait tout son temps sur son toit à examiner les augures, et qu’ils étaient constamment défavorables, impliquant par là qu’aucune affaire officielle ne pouvait être traitée. César répliqua en organisant des manifestations intempestives dans la rue, devant la maison de Bibulus, et en continuant de faire voter ses lois par des assemblées populaires sans tenir compte des avertissements de son collègue. (Cicéron fit remarquer non sans esprit que Rome semblait vivre sous le consulat de Jules et de César.) Dit comme cela, un tel gouvernement pourrait paraître légitime — se soumettre à la volonté populaire : quoi de plus juste ? — , mais en réalité, « le peuple » se résumait à la populace contrôlée par Vatinius, et tous ceux qui s’opposaient à la volonté de César étaient rapidement réduits au silence. Bien qu’elle n’en portât pas le nom, Rome était bel et bien devenue une dictature, et les sénateurs les plus respectables étaient épouvantés. Mais comme Pompée et Crassus soutenaient tous les deux César, personne n’osait s’élever contre lui.
Cicéron aurait préféré se confiner dans sa bibliothèque et continuer d’éviter les ennuis, mais, vers la fin du mois de mars, au milieu de toute cette agitation, il fut obligé de se rendre au forum pour défendre Hybrida, accusé de trahison. À son grand embarras, le procès devait se dérouler dans le comitium, juste devant la curie. Les gradins incurvés des rostres, qui s’élevaient tels les sièges d’un amphithéâtre, avaient été fermés par un cordon pour servir de tribunal, et une grande foule s’était déjà rassemblée tout autour, impatiente de découvrir quelle défense le célèbre orateur allait bien pouvoir trouver pour un client aussi manifestement coupable.
— Alors, Tiron, me souffla-t-il tandis que j’ouvrais ma cassette à documents pour lui donner ses notes, voilà la preuve que les dieux ont le sens de l’humour : me faire venir justement ici, pour servir d’avocat à cette crapule !
Il se retourna et adressa un sourire à Hybrida, qui se hissait péniblement sur l’estrade.
— Salut à toi, Hybrida. J’espère que tu as évité le vin au petit déjeuner, comme tu me l’as promis ? Nous avons besoin de toutes nos facultés, aujourd’hui.
— Bien sûr, répliqua Hybrida, mais il paraissait manifeste à la façon dont il trébuchait sur les marches et à sa voix pâteuse qu’il n’avait pas été aussi sobre qu’il le prétendait.
À part moi et son équipe de secrétaires habituels, Cicéron avait aussi amené avec lui son gendre, Frugi, pour le seconder. Rufus, au contraire, se présenta seul, et à l’instant où je le vis traverser le comitium dans notre direction, le peu de confiance que j’avais encore s’évanouit. Il n’avait pas encore vingt-trois ans et venait de passer un an en Afrique au service du gouverneur. Ce n’était encore qu’un garçon quand il était parti, mais c’était un homme qui était revenu, et je songeai que le contraste entre ce grand accusateur bronzé et le gros Hybrida décati valait bien une dizaine de jurés avant même que le procès n’ait commencé. Et Cicéron non plus ne soutenait guère la comparaison. Il avait deux fois l’âge de Rufus et, lorsqu’il s’approcha de son adversaire pour lui serrer la main et lui souhaiter bonne chance, il parut voûté et accablé par les soucis. On aurait dit une scène sur un mur des bains : Juventus contre Senex, avec, derrière eux, soixante jurés répartis par tiers dans les gradins et le préteur, le hautain Cornélius Lentulus Clodianus, siégeant entre eux en tant que juge.
Rufus fut prié de présenter en premier son réquisitoire, et il apparut bientôt évident qu’il avait étudié auprès de Cicéron beaucoup plus attentivement qu’aucun de nous ne l’aurions cru. Son accusation s’articulait en cinq parties : primo, qu’Hybrida avait consacré toute son énergie à extorquer le plus d’argent possible de la Macédoine ; secundo, que les revenus qui auraient dû aller à son armée avaient été détournés pour atterrir dans sa poche ; tertio, qu’il avait négligé ses devoirs de commandant militaire durant une expédition sur la mer Noire visant à punir des tribus rebelles ; quarto, qu’il avait fait preuve de poltronnerie sur le champ de bataille en fuyant devant l’ennemi ; et enfin quinto, qu’en raison de son incompétence, l’empire avait perdu la région autour d’Histria, dans le Bas-Danube. Il exposa ces chefs d’accusation avec un mélange d’outrage moralisateur et d’humour malicieux qui était digne du meilleur de son maître. Je me souviens tout particulièrement de son compte rendu imagé du manquement à son devoir d’Hybrida au matin de la bataille contre les rebelles.