— La partie plaignante prétend que lorsque tu as appris qu’il y avait une grande armée ennemie devant, tu as séparé tes forces en deux et emmené la cavalerie se mettre en sûreté avec toi pendant que tu laissais l’infanterie sans défense. Est-ce vrai ?
— Pas du tout.
— Tu poursuivais en réalité l’armée histrienne, c’est bien cela ?
— C’est exact.
— Et pendant que tu étais entraîné au loin, l’armée bastarne a franchi le Danube et attaqué l’infanterie par l’arrière ?
— C’est vrai.
— Et il n’y a rien que tu pouvais faire ?
— J’ai bien peur que non.
Hybrida baissa la tête et s’essuya les yeux, comme Cicéron le lui avait indiqué.
— Tu dois avoir perdu beaucoup de camarades et d’amis entre les mains de ces barbares ?
— Oui, beaucoup.
Après une longue pause durant laquelle le silence fut absolu dans le tribunal, Cicéron se tourna vers le jury.
— Romains, les aléas de la guerre peuvent se révéler cruels et capricieux. Mais cela n’a rien à voir avec de la trahison.
Lorsqu’il alla se rasseoir, il y eut des applaudissements nourris, non seulement dans la foule, mais de la part du jury lui-même, et, pour la première fois, je me laissai aller à espérer que le savoir-faire de Cicéron en tant qu’avocat allait une fois encore sauver la situation. Rufus sourit et prit une gorgée de vin coupé d’eau avant de se lever. Il avait, tel un athlète, l’habitude de détendre les épaules en liant ses mains derrière sa nuque pour faire pivoter la partie supérieure de son torse d’un côté puis de l’autre. En le voyant faire ce mouvement juste avant de procéder à l’interrogatoire, j’eus l’impression que les années se dissolvaient soudain et me rappelai quand Cicéron l’envoyait faire des courses en ville ou le taquinait sur ses vêtements trop lâches et ses cheveux trop longs. Je repensai à ce sale gosse qui me dérobait de l’argent et passait la nuit dehors à boire et à jouer, et au fait qu’on n’arrivait jamais à se fâcher très longtemps contre lui. Sur quels chemins tortueux l’ambition avait-elle poussé chacun d’entre nous pour nous amener ici ?
Rufus s’approcha du témoin d’un pas nonchalant. Il semblait parfaitement détendu. Il aurait tout aussi bien pu aborder un ami dans une taverne.
— As-tu bonne mémoire, Antonius Hybrida ?
— Oui.
— Fort bien. Je suppose alors que tu te rappelles ton esclave qui a été assassiné à la veille de ton consulat ?
Une expression de grande perplexité passa sur le visage d’Hybrida, qui jeta un coup d’œil interrogateur à Cicéron.
— Je ne suis pas sûr. Il y a tant d’esclaves qui vont et viennent…
— Mais tu te rappelles sûrement cet esclave-là ? insista Rufus. Smyrniote ? Une douzaine d’années ? On a jeté son corps dans le Tibre. Cicéron était là quand on a retrouvé sa dépouille. On lui avait tranché la gorge et on l’avait éviscéré.
Un cri d’horreur parcourut le tribunal et j’eus soudain la bouche sèche, non seulement en repensant à ce pauvre gosse, mais aussi en comprenant où cette suite de questions pouvait conduire. Cicéron le comprit aussi. Il bondit au secours de son client.
— Cela est totalement hors de propos, n’est-ce pas ? La mort d’un esclave remontant à plus de quatre ans n’a aucun rapport avec une bataille perdue sur les bords de la mer Noire.
— Que l’accusation pose sa question, décréta Clodianus, qui ajouta sentencieusement : L’expérience m’a montré que toutes sortes de choses peuvent être liées.
— Je crois en effet me souvenir de quelque chose de ce genre, répondit Hybrida sans cesser de jeter des coups d’œil désespérés vers Cicéron.
— Je l’espère bien, répliqua Rufus. Ce n’est pas tous les jours qu’on procède devant nous à un sacrifice humain ! Même pour toi, malgré toutes tes abominations, j’aurais cru que c’était exceptionnel !
— Je n’ai jamais entendu parler de sacrifice humain, marmonna Hybrida.
— C’est Catilina qui s’est chargé de l’exécution, puis il a exigé de toi et de toutes les autres personnes présentes que vous prêtiez serment.
— Vraiment ? dit Hybrida en plissant tout le visage comme s’il cherchait à retrouver le nom d’une relation depuis longtemps oubliée. Non, je ne crois pas. Non, tu te trompes.
— Si, absolument. Tu as prêté serment sur le sang de cet enfant sacrifié d’assassiner ton propre collègue au consulat — l’homme qui t’assiste en ce moment même comme avocat !
Ces paroles soulevèrent un nouveau tollé et, lorsque les cris se furent tus, Cicéron se leva.
— C’est vraiment dommage, dit-il en secouant la tête, comme à regret, très dommage, parce que mon jeune ami se débrouillait très bien dans son accusation jusqu’à présent — comme il a été autrefois mon élève, je me flatte tout autant que lui en le concédant. Malheureusement, voilà qu’il vient de tout gâcher avec ses allégations insensées. J’ai bien peur de devoir lui redonner des cours.
— Je sais que c’est vrai, lui rétorqua Rufus avec un sourire encore plus large, parce que c’est toi-même qui me l’as dit.
Cicéron hésita pendant à peine une fraction de seconde, et je m’aperçus avec horreur qu’il avait complètement oublié sa conversation avec Rufus, plusieurs années auparavant.
— Misérable petit ingrat, bredouilla-t-il. Je n’ai rien fait de tel.
— Lors de la première semaine de ton consulat, assura Rufus, deux jours après les fériés latines, tu m’as fait venir chez toi pour me demander si Catilina avait jamais parlé de te tuer en ma présence. Tu m’as confié qu’Hybrida avait avoué avoir avec Catilina prêté serment de t’assassiner sur le corps d’un enfant sacrifié. Tu m’as demandé d’ouvrir grand mes oreilles.
— C’est un mensonge absolu ! s’écria Cicéron, mais son éclat fut loin de dissiper l’effet du souvenir froid et précis évoqué par Rufus.
— Voici l’homme à qui tu as fait confiance quand tu étais consul, poursuivit Rufus avec un calme implacable tout en désignant Hybrida. Voici l’homme que tu as imposé comme gouverneur au peuple macédonien — un homme dont tu savais qu’il avait pris part à un meurtre bestial et qui avait voulu ta propre mort. Et cependant, c’est bien l’homme que tu défends aujourd’hui. Pourquoi ?
— Je n’ai pas à répondre à tes questions, mon garçon.
Rufus s’avança à grandes enjambées vers le jury.
— Voilà bien la question, citoyens : pourquoi Cicéron, entre tous, qui a construit sa réputation en s’attaquant à des gouverneurs de province corrompus, salit maintenant son nom en défendant celui-ci ?
Cette fois encore, Cicéron tendit la main vers le préteur.
— Clodianus, pour l’amour du ciel, je te demande de contrôler ton tribunal. Le plaignant est censé interroger mon client, et non faire un discours à mon sujet.
— C’est vrai, Rufus, convint le préteur. Tes questions doivent avoir un rapport avec l’affaire en cours.
— Mais c’est le cas. Mon propos est de dire que Cicéron et Hybrida sont arrivés à un arrangement.
— Il y a aucune preuve de cela, assura Cicéron.
— Au contraire, rétorqua Rufus. Moins d’un an après avoir envoyé Hybrida au peuple si patient de Macédoine, tu t’es acheté une nouvelle maison. Là, dit Rufus en désignant la demeure qui étincelait au soleil de printemps sur le Palatin, et tous les jurés tournèrent la tête pour la regarder. Une demeure semblable s’est vendue peu après pour quatorze millions de sesterces. Quatorze millions ! Interrogez-vous, citoyens ! Où Cicéron, qui se targue de ses origines modestes, s’est-il procuré une telle fortune, sinon par l’intermédiaire de l’homme qu’il a à la fois protégé et fait chanter, Antonius Hybrida ? N’est-il pas vrai, questionna-t-il en se retournant vers l’accusé, que tu as détourné une partie de l’argent que tu as extorqué à ta province pour ton associé dans le crime, à Rome ?