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— Non, non, protesta Hybrida. J’ai pu envoyer un cadeau de temps en temps à Cicéron, mais rien de plus.

(C’était l’explication qu’ils avaient mise au point la veille au soir, au cas où Rufus aurait des preuves qu’il y avait eu transfert d’argent entre les deux hommes.)

— Un cadeau ? répéta Rufus.

Avec une lenteur exagérée, il contempla à nouveau la maison de Cicéron en levant la main pour se protéger du soleil. Une femme tenant une ombrelle arpentait la terrasse, et je pris conscience qu’il devait s’agir de Terentia.

— C’est un beau cadeau !

Cicéron restait immobile. Il observait attentivement Rufus. Plusieurs membres du jury secouaient la tête. Des huées se faisaient entendre dans le public du comitium.

— Citoyens, reprit Rufus, je crois que j’ai présenté tous mes arguments. J’ai démontré comment Hybrida avait perdu toute une région de notre empire de par sa négligence scélérate. J’ai montré sa lâcheté et son incompétence. J’ai révélé que l’argent qui aurait dû aller à l’armée se retrouvait dans ses coffres personnels. Les fantômes de ses légionnaires abandonnés par leur chef et cruellement massacrés par les barbares nous réclament justice. Ce monstre n’aurait jamais dû être en position d’occuper d’aussi hautes fonctions, et il n’y serait jamais parvenu sans cette collusion avec son collègue consulaire. Sa carrière est imprégnée de sang et de dépravation — le meurtre de cet enfant n’en est qu’une part infime. Il est trop tard pour ramener les morts à la vie, mais débarrassons au moins Rome de cet homme et de sa puanteur. Condamnons-le à l’exil dès ce soir.

Rufus s’assit sous des applaudissements prolongés. Le préteur paraissait quelque peu surpris et demanda si telle était la conclusion de l’accusation. Rufus indiqua que oui.

— Bon, bon. Je croyais que nous aurions encore au moins une autre journée de procès, déclara Clodianus. Il se tourna vers Cicéron. Souhaites-tu clore ta plaidoirie maintenant ou bien préfères-tu que la séance du tribunal soit ajournée jusqu’à demain pour te permettre de préparer tes commentaires ?

Cicéron était très empourpré, et je sus aussitôt qu’il commettrait une grave erreur en s’exprimant avant d’avoir l’occasion de se calmer. Je me trouvais dans l’espace réservé aux secrétaires, juste sous l’estrade. Je me levai et gravis deux marches dans l’espoir de pouvoir le supplier d’accepter le renvoi au lendemain. Mais il me congédia d’un geste avant même que je pusse proférer un seul mot. Il avait une lueur étrange dans le regard, je ne suis même pas certain qu’il m’ait vu.

— De tels mensonges…, cracha-t-il avec un extrême dégoût avant de se lever. De tels mensonges doivent être écrasés tout de suite, comme autant de cafards, afin d’éviter qu’ils ne pullulent pendant la nuit.

L’espace situé devant la cour était déjà bien rempli auparavant, mais les gens se mirent à affluer de tout le forum vers le comitium. Les plaidoiries de Cicéron constituaient l’un des grands spectacles de Rome, et personne ne voulait manquer ça. Aucune des Trois Têtes de la Bête n’était présente, mais je repérai leurs représentants éparpillés dans la foule : Balbus pour César, Afranius pour Pompée et Arrius pour Crassus. Je n’eus pas le temps d’en chercher d’autres : Cicéron s’était mis à parler et je devais prendre ce qu’il disait en notes.

— Je dois avouer, commença-t-il, que la perspective de venir à ce tribunal pour défendre mon vieil ami et collègue Antonius Hybrida ne m’enchantait guère, car ce genre d’engagements ne manquent pas et pèsent lourdement sur quelqu’un qui est dans la vie politique depuis aussi longtemps que moi. Oui, Rufus, des « engagements » — c’est un mot que tu ne dois pas comprendre, sans quoi tu ne te serais pas adressé à moi de cette manière ! Mais à présent, je suis content de m’acquitter de mon devoir — je l’apprécie et j’en suis heureux — parce que cela me permet de préciser certaines choses qui auraient dû être dites depuis des années. Oui, citoyens, j’ai fait cause commune avec Hybrida — je ne le nie pas. Je suis passé outre nos différences de style de vie et d’opinions. J’ai en fait fermé les yeux sur beaucoup de choses parce que je n’avais pas le choix. Pour sauver la république, j’avais besoin d’alliés, et je ne pouvais pas me montrer trop difficile sur leurs origines.

« Replongez-vous dans cette époque terrible. Croyez-vous vraiment que Catilina ait agi seul ? Pensez-vous qu’un seul homme, aussi énergique et inspiré dans ses dépravations fût-il, aurait pu aller aussi loin que Catilina — aurait pu mener cette cité et notre république au bord de l’anéantissement — s’il n’avait pas eu des soutiens puissants ? Et je ne parle pas de ce ramassis de nobles ruinés, de joueurs, d’ivrognes, de jeunes parfumés et autres fainéants qui gravitaient autour de lui — et au nombre desquels compta d’ailleurs à une époque notre jeune plaignant ambitieux.

« Non, je parle de personnages importants de notre État — d’hommes qui ont vu en Catilina l’opportunité de faire avancer leurs propres ambitions dangereuses et bercées d’illusions. Ces hommes n’ont pas été justement exécutés sur ordre du sénat au cinquième jour de décembre, et ils ne sont pas morts non plus sur le champ de bataille de la main des légions commandées par Hybrida. Ils n’ont pas été envoyés en exil à la suite de mon témoignage. Ils sont libres aujourd’hui. Non, plus encore : ils contrôlent cette république !

Jusque-là, Cicéron avait été écouté en silence. Mais maintenant, beaucoup de gens reprenaient leur souffle ou se tournaient vers leurs voisins pour exprimer leur stupéfaction. Balbus avait commencé à prendre des notes sur une tablette de cire. Je me suis demandé : Sait-il ce qu’il est en train de faire ? Et je risquai un coup d’œil vers Cicéron. Il semblait à peine savoir où il se trouvait — ne plus avoir conscience de la cour, de son auditoire, de moi ni du moindre calcul politique : plus rien ne comptait sauf trouver les mots.

— Ces hommes ont fait de Catilina ce qu’il est devenu. Sans eux, il n’aurait pas même existé. Ils lui ont accordé leurs votes, leur fortune, leur soutien et leur protection. Ils le défendaient au sénat, dans les cours de justice et dans les assemblées populaires. Ils l’ont protégé, ils l’ont nourri et lui ont même fourni les armes dont il avait besoin pour massacrer le gouvernement. (Ici, mes notes enregistrent d’autres exclamations sonores en provenance du public.) Jusqu’ici, citoyens, je ne m’étais pas rendu compte que je devais combattre non pas une, mais deux conspirations. Il y avait la conspiration que j’ai anéantie, et puis il y avait la conspiration derrière cette conspiration — et celle-ci, plus secrète, continue de prospérer. Regardez autour de vous, Romains, et vous verrez combien elle prospère ! Dirigée par un comité secret et par la terreur imposée dans la rué. Dirigée pas des méthodes illégales et par la brigue à grande échelle — par tous les dieux, tu accuses Hybrida de corruption ? Il est aussi innocent et sans défense que l’enfant qui vient de naître comparé à César et à ses amis !

« Ce procès lui-même en est la preuve. Pensez-vous vraiment que Rufus soit le seul auteur de cette accusation ? Ce néophyte qui commence tout juste à avoir de la barbe au menton ? C’est absurde ! Ces attaques — ces prétendues preuves — ne sont pas conçues pour discréditer seulement Hybrida, mais pour me discréditer aussi — ma réputation, mon consulat et les politiques que j’ai poursuivies. Les hommes qui sont derrière Rufus cherchent à détruire les traditions de notre république à des fins personnelles et vicieuses, et pour y parvenir — pardonnez-moi si je me flatte : ce ne sera pas la première fois, je le sais —, pour atteindre cet objectif, ils ont besoin de me détruire d’abord.