m'intimiderez pas, et vous me piquerez encore moins.
--Tu veux faire assaut de finesse, je crois?
--Pourquoi non? Je ne suis pas bien redoutable, puisque je vous donne le
moyen de me vaincre.
--Lequel?
--C'est de me glacer d'épouvante, et de me mettre en fuite en me disant
sérieusement ce que vous venez de me dire par raillerie.
--Tu es un drôle de corps! et je vois bien qu'il faut faire attention à
tout avec toi. Tu es de ces hommes qui ne veulent pas respirer seulement
le parfum de la rose, mais la cueillir et la mettre sous verre. Je ne
t'aurais cru ni si hardi ni si volontaire à ton âge!
--Et vous me méprisez pour cela?
--Au contraire: tu m'en plais davantage. Bonsoir, Anzoleto, nous nous
reverrons.
Elle lui tendit sa belle main, qu'il baisa avec passion. Je ne m'en suis
pas mal tiré, se dit-il en fuyant sous les galeries qui bordaient le
canaletto.
Désespérant de se faire ouvrir à cette heure indue le bouge où il se
retirait de coutume, il songea à s'aller étendre sur le premier seuil
venu, pour y goûter ce repos angélique que connaissent seules l'enfance
et la pauvreté. Mais, pour la première fois de sa vie, il ne trouva pas
une dalle assez propre pour s'y coucher. Bien que le pavé de Venise soit
plus net et plus blanc que dans aucun autre lieu du monde, il s'en
fallait de beaucoup que ce lit légèrement poudreux convînt à un habit
noir complet de la plus fine étoffe, et de la coupe la plus élégante. Et
puis la convenance! Les mêmes bateliers qui, le matin, enjambaient
honnêtement les marches des escaliers sans heurter les haillons du jeune
plébéien, eussent insulté à son sommeil, et peut-être souillé à dessein
les livrées de son luxe parasite étalées sous leurs pieds.
Qu'eussent-ils pensé d'un dormeur en plein air, en bas de soie, en linge
fin, en manchettes et en rabat de dentelle? Anzoleto regretta en ce
moment sa bonne cape de laine brune et rouge, bien fanée, bien usée,
mais encore épaisse de deux doigts et à l'épreuve de la brume malsaine
qui s'élève au matin sur les eaux de Venise. On était aux derniers jours
de février; et bien qu'à cette époque de l'année le soleil soit déjà
brillant et chaud dans ce climat, les nuits y sont encore très-froides.
L'idée lui vint d'aller se blottir dans quelque gondole amarrée au
rivage: toutes étaient fermées à clé. Enfin il en trouva une dont la
porte céda devant lui; mais en y pénétrant il heurta les pieds du
barcarolle qui s'y était retiré pour dormir, et tomba sur lui.--Par le
corps du diable! lui cria une grosse voix rauque sortant du fond de cet
antre, qui êtes-vous, et que demandez-vous?
--C'est toi, Zanetto? répondit Anzoleto en reconnaissant la voix du
gondolier, assez bienveillant pour lui à l'ordinaire. Laisse-moi me
coucher à tes côtés, et faire un somme à couvert sous ta cabanette.
--Et qui es-tu? demanda Zanetto.
--Anzoleto; ne me reconnais-tu pas?
--Par Satan, non! Tu portes des habits qu'Anzoleto ne pourrait porter, à
moins qu'il ne les eût volés. Va-t'en, va-t'en! Fusses-tu le doge en
personne, je n'ouvrirai pas ma barque à un homme qui a un bel habit pour
se promener et pas un coin pour dormir.
Jusqu'ici, pensa Anzoleto, la protection et les faveurs du comte
Zustiniani m'ont exposé à plus de périls et de désagréments qu'elles ne
m'ont procuré d'avantages. Il est temps que ma fortune réponde à mes
succès, et il me tarde d'avoir quelques sequins dans mes poches pour
soutenir le personnage qu'on me fait jouer.
Plein d'humeur, il se promena au hasard dans les rues désertes, n'osant
s'arrêter de peur de faire rentrer la transpiration que la colère et la
fatigue lui avaient causées. Pourvu qu'à tout ceci je ne gagne pas un
enrouement! se disait-il. Demain monsieur le comte va vouloir faire
entendre son jeune prodige à quelque sot aristarque, qui, si j'ai dans
le gosier le moindre petit chat par suite d'une nuit sans repos, sans
sommeil et sans abri, prononcera que je n'ai pas de voix; et monsieur le
comte, qui sait bien le contraire, dira: Ah! si vous l'aviez entendu
hier!--Il n'est donc pas égal? dira l'autre. Peut-être n'est-il pas
d'une bonne santé?--Ou peut-être, dira un troisième, s'est-il fatigué
hier. Il est bien jeune en effet pour chanter plusieurs jours de suite.
Vous feriez bien d'attendre qu'il fût plus mûr et plus robuste pour le
lancer sur les planches.--Et le comte dira: Diable! s'il s'enroue pour
avoir chanté deux airs, ce n'est pas là mon affaire.--Alors, pour
s'assurer que j'ai de la force et de la santé, ils me feront faire des
exercices tous les jours, jusqu'à perdre haleine, et ils me casseront la
voix pour s'assurer que j'ai des poumons. Au diable la protection des
grands seigneurs! Ah! quand pourrai-je m'en affranchir, et, fort de ma
renommée, de la faveur du public, de la concurrence des théâtres, quand
pourrai-je chanter dans leurs salons par grâce, et traiter de puissance
à puissance avec eux?
En devisant ainsi avec lui-même, Anzoleto arriva dans une de ces petites
places qu'on appelle _corti_ à Venise, bien que ce ne soient pas des
cours, et que cet assemblage de maisons, s'ouvrant sur un espace commun,
corresponde plutôt à ce que nous appelons aujourd'hui à Paris _cité_.
Mais il s'en faut de beaucoup que la disposition de ces prétendues cours
soit régulière, élégante et soignée comme nos _squares_ modernes. Ce
sont plutôt de petites places obscures, quelquefois formant impasse,
d'autres fois servant de passage d'un quartier à l'autre; mais peu
fréquentées, habitées à l'entour par des gens de mince fortune et de
mince condition, le plus, souvent par des gens du peuple, des ouvriers
ou des blanchisseuses qui étendent leur linge sur des cordes tendues en
travers du chemin, inconvénient que le passant supporte avec beaucoup de
tolérance, car son droit de passage est parfois toléré aussi plutôt que
fondé. Malheur à l'artiste pauvre, réduit à ouvrir les fenêtres de son
cabinet sur ces recoins tranquilles, où la vie prolétaire, avec ses
habitudes rustiques, bruyantes et un peu malpropres, reparaît tout à
coup au sein de Venise, à deux pas des larges canaux et des somptueux
édifices. Malheur à lui, si le silence est nécessaire à ses méditations;
car de l'aube à la nuit un bruit d'enfants, de poules et de chiens,
jouant et criant ensemble dans cette enceinte resserrée, les
interminables babillages des femmes rassemblées sur le seuil des portes,
et les chansons des travailleurs dans leurs ateliers, ne lui laisseront
pas un instant de repos. Heureux encore quand l'_improvisatore_ ne vient
pas hurler ses sonnets et ses dithyrambes jusqu'à ce qu'il ait recueilli
un sou de chaque fenêtre, ou quand Brighella n'établit pas sa baraque au
milieu de la cour, patient à recommencer son dialogue avec l'_avocato,
il tedesco e il diavolo_, jusqu'à ce qu'il ait épuisé en vain sa faconde
gratis devant les enfants déguenillés, heureux spectateurs qui ne se