Выбрать главу

son coeur, et, à son heure dernière, elle leur fit jurer de ne se

quitter jamais. Anzoleto le promit, et même il éprouva en cet instant

solennel une sorte d'attendrissement sérieux qu'il ne connaissait pas

encore. La mourante lui rendit cet engagement plus facile en lui disant:

Qu'elle soit ton amie, ta soeur, ta maîtresse ou ta femme, puisqu'elle ne

connaît que toi et n'a jamais voulu écouter que toi, ne l'abandonne pas.

--Puis, croyant donner à sa fille un conseil bien habile et bien

salutaire, sans trop songer s'il était réalisable ou non, elle lui avait

fait jurer en particulier, ainsi qu'on l'a vu déjà, de ne jamais

s'abandonner à son amant avant la consécration religieuse du mariage.

Consuelo l'avait juré, sans prévoir les obstacles que le caractère

indépendant et irréligieux d'Anzoleto pourrait apporter à ce projet.

Devenue orpheline, Consuelo avait continué de travailler à l'aiguille

pour vivre dans le présent, et d'étudier la musique pour s'associer à

l'avenir d'Anzoleto. Depuis deux ans qu'elle vivait seule dans son

grenier, il avait continué à la voir tous les jours, sans éprouver pour

elle aucune passion, et sans pouvoir en éprouver pour d'autres femmes,

tant la douceur de son intimité et l'_agrément de vivre auprès d'elle_

lui semblaient préférables à tout.

Sans se rendre compte des hautes facultés de sa compagne, il avait

acquis désormais assez de goût et de discernement pour savoir qu'elle

avait plus de science et de moyens qu'aucune des cantatrices de

San-Samuel et que la Corilla elle-même. À son affection d'habitude

s'était donc joint l'espoir et presque la certitude d'une association

d'intérêts, qui rendrait leur existence profitable et brillante avec le

temps. Consuelo n'avait guère coutume de penser à l'avenir. La

prévoyance n'était point au nombre de ses occupations d'esprit. Elle eût

encore cultivé la musique sans autre but que celui d'obéir à sa

vocation; et la communauté d'intérêts que la pratique de cet art devait

établir entre elle et son ami, n'avait pas d'autre sens pour elle que

celui d'association de bonheur et d'affection. C'était donc sans l'en

avertir qu'il avait conçu tout à coup l'espoir de hâter la réalisation

de leurs rêves; et en même temps que Zustiniani s'était préoccupé du

remplacement de la Corilla, Anzoleto, devinant avec une rare sagacité la

situation d'esprit de son patron, avait improvisé la proposition qu'il

venait de lui faire.

Mais la laideur de Consuelo, cet obstacle inattendu étrange, invincible,

si le comte ne se trompait pas, était venu jeter l'effroi et la

consternation dans son âme. Aussi reprit-il le chemin de la

_Corte-Minelli_, en s'arrêtant à chaque pas pour se représenter sous un

nouveau jour l'image de son amie, et pour répéter avec un point

d'interrogation à chaque parole: Pas jolie? bien laide? affreuse?

VIII.

«Qu'as-tu donc à me regarder ainsi? lui dit Consuelo en le voyant entrer

chez elle et la contempler d'un air étrange sans lui dire un mot. On

dirait que tu ne m'as jamais vue.

--C'est la vérité, Consuelo, répondit-il. Je ne t'ai jamais vue.

--As-tu l'esprit égaré? reprit-elle. Je ne sais pas ce que tu veux dire.

--Mon Dieu! mon Dieu! je le crois bien, s'écria Anzoleto. J'ai une

grande tache noire dans le cerveau à travers laquelle je ne te vois pas.

--Miséricorde! tu es malade, mon ami?

--Non, chère fille, calme-toi, et tâchons de voir clair. Dis-moi,

Consuelita, est-ce que tu me trouves beau?

--Mais certainement, puisque je t'aime.

--Et si tu ne m'aimais pas, comment me trouverais-tu?

--Est-ce que je sais?

--Quand tu regardes d'autres hommes que moi, sais-tu s'ils sont beaux ou

laids?

--Oui; mais je te trouve plus beau que les plus beaux.

--Est-ce parce que je le suis, ou parce que tu m'aimes?

--Je crois bien que c'est l'un et l'autre. D'ailleurs tout le monde dit

que tu es beau, et tu le sais bien. Mais qu'est-ce que cela te fait?

--Je veux savoir si tu m'aimerais quand même je serais affreux.

--Je ne m'en apercevrais peut-être pas.

--Tu crois donc qu'on peut aimer une personne laide?

--Pourquoi pas, puisque tu m'aimes?

--Tu es donc laide, Consuelo? Vraiment, dis-moi, réponds-moi, tu es donc

laide?

--On me l'a toujours dit. Est-ce que tu ne le vois pas?

--Non, non, en vérité, je ne le vois pas!

--En ce cas, je me trouve assez belle, et je suis bien contente.

--Tiens, dans ce moment-ci, Consuelo, quand tu me regardes d'un air si

bon, si naturel, si aimant, il me semble que tu es plus belle que la

Corilla. Mais je voudrais savoir si c'est l'effet de mon illusion ou la

vérité. Je connais ta physionomie, je sais qu'elle est honnête et

qu'elle me plaît, et que quand je suis en colère elle me calme; que

quand je suis triste, elle m'égaie; que quand je suis abattu, elle me

ranime. Mais je ne connais pas ta figure. Ta figure, Consuelo, je ne

peux pas savoir si elle est laide.

--Mais qu'est-ce que cela te fait, encore une fois?

--Il faut que je le sache. Dis-moi si un homme beau pourrait aimer une

femme laide.

--Tu aimais bien ma pauvre mère, qui n'était plus qu'un spectre! Et moi,

je l'aimais tant!

--Et la trouvais-tu laide?

--Non. Et toi?

--Je n'y songeais pas. Mais aimer d'amour, Consuelo ... car enfin je

t'aime d'amour, n'est-ce pas? Je ne peux pas me passer de toi, je ne

peux pas te quitter. C'est de l'amour: que t'en semble?

--Est-ce que cela pourrait être autre chose?

--Cela pourrait être de l'amitié.

--Oui, cela pourrait être de l'amitié.»

Ici Consuelo surprise s'arrêta, et regarda attentivement Anzoleto; et

lui, tombant dans une rêverie mélancolique, se demanda positivement pour

la première fois, s'il avait de l'amour ou de l'amitié pour Consuelo; si

le calme de ses sens, si la chasteté qu'il observait facilement auprès

d'elle, étaient le résultat du respect ou de l'indifférence. Pour la

première fois, il regarda cette jeune fille avec les yeux d'un jeune

homme, interrogeant, avec un esprit d'analyse qui n'était pas sans

trouble, ce front, ces yeux, cette taille, et tous ces détails dont il

n'avait jamais saisi qu'une sorte d'ensemble idéal et comme voilé dans

sa pensée. Pour la première fois, Consuelo interdite se sentit troublée

par le regard de son ami; elle rougit, son coeur battit avec violence,

et ses yeux se détournèrent, ne pouvant supporter ceux d'Anzoleto.

Enfin, comme il gardait toujours le silence, et qu'elle n'osait plus le

rompre, une angoisse inexprimable s'empara d'elle, de grosses larmes