serons devant le comte.
--Tu as des cheveux magnifiques, Consuelo.
--Pour cela oui! Veux-tu les voir?» Elle détacha ses épingles, et laissa
tomber jusqu'à terre un torrent de cheveux noirs, où le soleil brilla
comme dans une glace.
«Et tu as la poitrine large, la ceinture fine, les épaules ... ah! bien
belles, Consuelo! Pourquoi me les caches-tu? Je ne demande à voir que ce
qu'il faudra bien que tu montres au public.
--J'ai le pied assez petit, dit Consuelo pour détourner la
conversation;» et elle montra un véritable petit pied andaloux, beauté à
peu près inconnue à Venise.
«La main est charmante aussi, dit Anzoleto en baisant, pour la première
fois, la main que jusque là il avait serrée amicalement comme celle d'un
camarade. Laisse-moi voir tes bras.
--Tu les as vus cent fois, dit-elle en ôtant ses mitaines.
--Non, je ne les avais jamais vus, dit Anzoleto que cet examen innocent
et dangereux commençait à agiter singulièrement.»
Et il retomba dans le silence, couvant du regard cette jeune fille que
chaque coup d'oeil embellissait et transformait à ses yeux.
Peut-être n'était-ce pas tout à fait qu'il eût été aveugle jusqu'alors;
car peut-être était-ce la première fois que Consuelo dépouillait, sans
le savoir, cet air insouciant qu'une parfaite régularité de lignes peut
seule faire accepter. En cet instant, émue encore d'une vive atteinte
portée à son coeur, redevenue naïve et confiante, mais conservant un
imperceptible embarras qui n'était pas l'éveil de la coquetterie, mais
celui de la pudeur sentie et comprise, son teint avait une pâleur
transparente, et ses yeux un éclat pur et serein qui la faisaient
ressembler certainement à la sainte Cécile des nones de Santa-Chiara.
Anzoleto n'en pouvait plus détacher ses yeux. Le soleil s'était couché;
la nuit se faisait vite dans cette grande chambre éclairée d'une seule
petite fenêtre; et dans cette demi-teinte, qui embellissait encore
Consuelo, semblait nager autour d'elle un fluide d'insaisissables
voluptés. Anzoleto eut un instant la pensée de s'abandonner aux désirs
qui s'éveillaient en lui avec une impétuosité toute nouvelle, et à cet
entraînement se joignait par éclairs une froide réflexion. Il songeait à
expérimenter, par l'ardeur de ses transports, si la beauté de Consuelo
aurait autant de puissance sur lui que celle des autres femmes réputées
belles qu'il avait possédées. Mais il n'osa pas se livrer à ces
tentations indignes de celle qui les inspirait. Insensiblement son
émotion devint plus profonde, et la crainte d'en perdre les étranges
délices lui fit désirer de la prolonger.
Tout à coup, Consuelo, ne pouvant plus supporter son embarras se leva,
et faisant un effort sur elle-même pour revenir à leur enjouement, se
mit à marcher dans la chambre, en faisant de grands gestes de tragédie,
et en chantant d'une manière un peu outrée plusieurs phrases de drame
lyrique, comme si elle fût entrée en scène.
«Eh bien, c'est magnifique! s'écria Anzoleto ravi de surprise en la
voyant capable d'un charlatanisme qu'elle ne lui avait jamais montré.
--Ce n'est pas magnifique, dit Consuelo en se rasseyant; et j'espère que
c'est pour rire que tu dis cela?
--Ce serait magnifique à la scène. Je t'assure qu'il n'y aurait rien de
trop. Corilla en crèverait de jalousie; car c'est tout aussi frappant
que ce qu'elle fait dans les moments où on l'applaudit à tout rompre.
--Mon cher Anzoleto, répondit Consuelo, je ne voudrais pas que la
Corilla crevât de jalousie pour de semblables jongleries, et si le
public m'applaudissait parce que je sais la singer, je ne voudrais plus
reparaître devant lui.
--Tu feras donc mieux encore?
--Je l'espère, ou bien je ne m'en mêlerai pas.
--Eh bien, comment feras-tu?
--Je n'en sais rien encore.
--Essaie.
--Non; car tout cela, c'est un rêve, et avant que l'on ait décidé si je
suis laide ou non, il ne faut pas que nous fassions tant de beaux
projets. Peut-être que nous sommes fous dans ce moment, et que, comme
l'a dit M. le comte, la Consuelo est affreuse.»
Cette dernière hypothèse rendit à Anzoleto la force de s'en aller.
IX.
A cette époque de sa vie, à peu près inconnue des biographes, un des
meilleurs compositeurs de l'Italie et le plus grand professeur de chant
du dix-huitième siècle, l'élève de Scarlatti, le maître de Hasse, de
Farinelli, de Cafarelli, de la Mingotti, de Salimbini, de Hubert (dit le
_Porporino_), de la Gabrielli, de la Molteni, en un mot le père de la
plus célèbre école de chant de son temps, Nicolas Porpora, languissait
obscurément à Venise, dans un état voisin de la misère et du désespoir.
Il avait dirigé cependant naguère, dans cette même ville, le
Conservatoire de l'_Ospedaletto_, et cette période de sa vie avait été
brillante. Il y avait écrit et fait chanter ses meilleurs opéras, ses
plus belles cantates, et ses principaux ouvrages de musique d'église.
Appelé à Vienne en 1728, il y avait conquis, après quelque combat, la
faveur de l'empereur Charles VI. Favorisé aussi à la cour de Saxe[1],
Porpora avait été appelé ensuite à Londres, où il avait eu la gloire de
rivaliser pendant neuf ou dix ans avec Handel, le maître des maîtres,
dont l'étoile pâlissait à cette époque. Mais le génie de ce dernier
l'avait emporté enfin, et le Porpora, blessé dans son orgueil ainsi que
maltraité dans sa fortune, était revenu à Venise reprendre sans bruit et
non sans peine la direction d'un autre conservatoire. Il y écrivait
encore des opéras: mais c'est avec peine qu'il les faisait représenter;
et le dernier, bien que composé à Venise, fut joué à Londres où il n'eut
point de succès. Son génie avait reçu ces profondes atteintes dont la
fortune et la gloire eussent pu le relever; mais l'ingratitude de Hasse,
de Farinelli, et de Cafarelli, qui l'abandonnèrent de plus en plus,
acheva de briser son coeur, d'aigrir son caractère et d'empoisonner sa
vieillesse. On sait qu'il est mort misérable et désolé, dans sa
quatre-vingtième année, à Naples.
[1 Il donna des leçons de chant et de composition à la princesse
électorale de Saxe, qui fut depuis, en France, la _Grande Dauphine_,
mère de Louis XVI, de Louis XVIII et de Charles X.]
A l'époque où le comte Zustiniani, prévoyant et désirant presque la
défection de Corilla, cherchait à remplacer cette cantatrice, le Porpora
était en proie à de violents accès d'humeur atrabilaire, et son dépit
n'était pas toujours mal fondé; car si l'on aimait et si l'on chantait à
Venise la musique de Jomelli, de Lotti, de Carissimi, de Gasparini, et
d'autres excellents maîtres, on y prisait sans discernement la musique