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toilette pour ce jour-là, et s'attendait à prendre place à la droite du

comte; mais quand elle vit cette _guenille_ de Consuelo, avec sa petite

robe noire et son air tranquille, cette _laideron_ qu'elle affectait de

mépriser, réputée désormais la seule musicienne et la seule beauté de

l'école, s'asseoir entre le comte et Marcello, elle devint laide de

colère, laide comme Consuelo ne l'avait jamais été, comme le deviendrait

Vénus en personne, agitée par un sentiment bas et méchant. Anzoleto

l'examinait attentivement, et, triomphant de sa victoire, il s'assit

auprès d'elle, et l'accabla de fadeurs railleuses qu'elle n'eût pas

l'esprit de comprendre et qui la consolèrent bientôt. Elle s'imagina

qu'elle se vengeait de sa rivale en fixant l'attention de son fiancé, et

elle n'épargna rien pour l'enivrer de ses charmes. Mais elle était trop

bornée et l'amant de Consuelo avait trop de finesse pour que cette lutte

inégale ne la couvrît pas de ridicule.

Cependant le comte Zustiniani, en causant avec Consuelo, s'émerveillait

de lui trouver autant de tact, de bon sens et de charme dans la

conversation, qu'il lui avait trouvé de talent et de puissance à

l'église. Quoiqu'elle fût absolument dépourvue de coquetterie, elle

avait dans ses manières une franchise enjouée et une bonhomie confiante

qui inspirait je ne sais quelle sympathie soudaine, irrésistible. Quand

le goûter fut fini, il l'engagea à venir prendre le frais du soir, dans

sa gondole avec ses amis. Marcello en fut dispensé, à cause du mauvais

état de sa santé. Mais le Porpora, le comte Barberigo, et plusieurs

autres patriciens acceptèrent. Anzoleto fut admis. Consuelo, qui se

sentait un peu troublée d'être seule avec tant d'hommes, pria tout bas

le comte de vouloir bien inviter la Clorinda, et Zustiniani, qui ne

comprenait pas le badinage d'Anzoleto avec cette pauvre fille, ne fut

pas fâché de le voir occupé d'une autre que de sa fiancée. Ce noble

comte, grâce à la légèreté de son caractère, grâce à sa belle figure, à

son opulence, à son théâtre, et aussi aux moeurs faciles du pays et de

l'époque, ne manquait pas d'une bonne dose de fatuité. Animé, par le vin

dé Grèce et l'enthousiasme musical, impatient de se venger de _sa

perfide_ Corilla, il n'imagina rien de plus naturel que de faire la cour

à Consuelo; et, s'asseyant près d'elle dans la gondole, tandis qu'il

avait arrangé chacun de manière à ce que l'autre couple de jeunes gens se

trouvât à l'extrémité opposée, il commença à couver du regard sa nouvelle

proie d'une façon fort significative. La bonne Consuelo n'y comprit

pourtant rien du tout. Sa candeur et sa loyauté se seraient refusées à

supposer que le protecteur de son ami pût avoir de si méchants desseins;

mais sa modestie habituelle, que n'altérait en rien le triomphe éclatant

de la journée, ne lui permit pas même de croire de tels desseins

possibles. Elle s'obstina à respecter dans son coeur le seigneur illustre

qui l'adoptait avec Anzoleto, et à s'amuser ingénument d'une partie de

plaisir où elle n'entendait pas malice.

Tant de calme et de bonne foi surprirent le comte, au point qu'il resta

incertain si c'était l'abandon joyeux d'une âme sans résistance ou la

stupidité d'une innocence parfaite. A dix-huit ans, cependant, une fille

en sait bien long, en Italie, je veux dire _en savait_, il y a cent ans

surtout, avec un _ami_ comme Anzoleto. Toute vraisemblance était donc en

faveur des espérances du comte. Et cependant, chaque fois qu'il prenait

la main de sa protégée, ou qu'il avançait un bras pour entourer sa

taille, une crainte indéfinissable l'arrêtait aussitôt, et il éprouvait

un sentiment d'incertitude et presque de respect dont il ne pouvait se

rendre compte.

Barberigo trouvait aussi la Consuelo fort séduisante dans sa simplicité;

et il eût volontiers élevé des prétentions du même genre que celle du

comte, s'il n'eût cru fort délicat de sa part de ne pas contrarier les

projets de son ami. «A tout seigneur tout honneur, se disait-il en

voyant nager les yeux de Zustiniani dans une atmosphère d'enivrement

voluptueux. Mon tour viendra plus tard.» En attendant, comme le jeune

Barberigo n'était pas trop habitué à contempler les étoiles dans une

promenade avec des femmes, il se demanda de quel droit ce petit drôle

d'Anzoleto accaparait la blonde Clorinda, et, se rapprochant d'elle, il

essaya de faire comprendre au jeune ténor que son rôle serait plutôt de

prendre la rame que de courtiser la donzelle. Anzoleto n'était pas assez

bien élevé, malgré sa pénétration merveilleuse, pour comprendre au

premier mot. D'ailleurs il était d'un orgueil voisin de l'insolence avec

les patriciens. Il les détestait cordialement, et sa souplesse avec eux

n'était qu'une fourberie pleine de mépris intérieur. Barberigo, voyant

qu'il se faisait un plaisir de le contrarier, s'avisa d'une vengeance

cruelle.

«Parbleu, dit-il bien haut à la Clorinda, voyez donc le succès de votre

amie Consuelo! Où s'arrêtera-t-elle aujourd'hui? Non contente de faire

fureur dans toute la ville par la beauté de son chant, la voilà qui fait

tourner la tête à notre pauvre comte, par le feu de ses oeillades. Il en

deviendra fou, s'il ne l'est déjà, et voilà les affaires de madame

Corilla tout à fait gâtées.

--Oh! il n'y a rien à craindre! répliqua la Clorinda d'un air sournois.

Consuelo est éprise d'Anzoleto, que voici; elle est sa fiancée, ils

brûlent l'un pour l'autre depuis je ne sais combien d'années.

--Je ne sais combien d'années d'amour peuvent être oubliées en un clin

d'oeil, reprit Barberigo, surtout quand les yeux de Zustiniani se mêlent

de décocher le trait mortel. Ne le pensez-vous pas aussi, belle

Clorinda?»

Anzoleto ne supporta pas longtemps ce persiflage. Mille serpents se

glissaient déjà dans son coeur. Jusque là il n'avait eu ni soupçon ni

souci de rien de pareiclass="underline" il s'était livré en aveugle à la joie de voir

triompher son amie; et c'était autant pour donner à son transport une

contenance, que pour goûter un raffinement de vanité, qu'il s'amusait

depuis deux heures à railler la victime de cette journée enivrante.

Après quelques quolibets échangés avec Barberigo, il feignit de prendre

intérêt à la discussion musicale que le Porpora soutenait sur le milieu

de la barque avec les autres promeneurs; et, s'éloignant peu à peu d'une

place qu'il n'avait plus envie de disputer, il se glissa dans l'ombre

jusqu'à la proue. Dès le premier essai qu'il fit pour rompre le

tête-à-tête du comte avec sa fiancée, il vit bien que Zustiniani goûtait

peu cette diversion; car il lui répondit avec froideur et même avec

sécheresse. Enfin, après plusieurs questions oiseuses mal accueillies,

il lui fut conseillé d'aller écouter les choses profondes et savantes

que le grand Porpora disait sur le contre-point.

«Le grand Porpora n'est pas mon maître, répondit Anzoleto d'un ton badin

qui dissimulait sa rage intérieure aussi bien que possible; il est celui