de Consuelo; et s'il plaisait à votre chère et bien-aimée seigneurie,
ajouta-t-il tout bas en se courbant auprès du comte d'un air insinuant
et caressant, que ma pauvre Consuelo ne prît pas d'autres leçons que
celles de son vieux professeur ...
--Cher et bien-aimé Zoto, répondit le comte d'un ton caressant, plein
d'une malice profonde, j'ai un mot à vous dire à l'oreille;» et, se
penchant vers lui, il ajouta: «Votre fiancée a dû recevoir de vous des
leçons de vertu qui la rendront invulnérable! Mais si j'avais quelque
prétention à lui en donner d'autres, j'aurais le droit de l'essayer au
moins pendant une soirée.»
Anzoleto se sentit froid de la tête aux pieds.
«Votre gracieuse seigneurie daignera-t-elle s'expliquer? dit-il d'une
voix étouffée.
--Ce sera bientôt fait, mon gracieux ami, répondit le comte d'une voix
claire: _gondole pour gondole_.»
Anzoleto fut terrifié en voyant que le comte avait découvert son
tête-à-tête avec la Corilla. Cette folle et audacieuse fille s'en était
vantée à Zustiniani dans une terrible querelle fort violente qu'ils
avaient eue ensemble. Le coupable essaya vainement de faire l'étonné.
«Allez donc écouter ce que dit le Porpora sur les principes de l'école
napolitaine, reprit le comte. Vous viendrez me le répéter, cela
m'intéresse beaucoup.
--Je m'en aperçois, excellence, répondit Anzoleto furieux et prêt à se
perdre.
--Eh bien! tu n'y vas pas? dit l'innocente Consuelo, étonnée de son
hésitation. J'y vais, moi, seigneur comte. Vous verrez que je suis votre
servante.» Et avant que le comte pût la retenir, elle avait franchi d'un
bond léger la banquette qui la séparait de son vieux maître, et s'était
assise sur ses talons à côté de lui.
Le comte, voyant que ses affaires n'étaient pas fort avancées auprès
d'elle, jugea nécessaire de dissimuler.
«Anzoleto, dit-il en souriant et en tirant l'oreille de son protégé un
peu fort, ici se bornera ma vengeance. Elle n'a pas été aussi loin à
beaucoup près que votre délit. Mais aussi je ne fais pas de comparaison
entre le plaisir d'entretenir honnêtement votre maîtresse un quart
d'heure en présence de dix personnes, et celui que vous avez goûté tête
à tête avec la mienne dans une gondole bien fermée.
--Seigneur comte, s'écria Anzoleto, violemment agité, je proteste sur
mon honneur....
--Où est-il, votre honneur? reprit le comte, est-il dans votre oreille
gauche?» Et en même temps il menaçait cette malheureuse oreille d'une
leçon pareille à celle que l'autre venait de recevoir.
«Accordez-vous donc assez peu de finesse à votre protégé, dit Anzoleto,
reprenant sa présence d'esprit, pour ne pas savoir qu'il n'aurait jamais
commis une pareille balourdise?
--Commise ou non, répondit sèchement le comte, c'est la chose du monde
la plus indifférente pour moi en ce moment.» Et il alla s'asseoir auprès
de Consuelo.
XII.
La dissertation musicale se prolongea jusque dans le salon du palais
Zustiniani, où l'on rentra vers minuit pour prendre le chocolat et les
sorbets. Du technique de l'art on était passé au style, aux idées, aux
formes anciennes et modernes, enfin à l'expression, et de là aux
artistes, et à leurs différentes manières de sentir et d'exprimer. Le
Porpora parlait avec admiration de son maître Scarlatti, le premier qui
eût imprimé un caractère pathétique aux compositions religieuses. Mais
il s'arrêtait là, et ne voulait pas que la musique sacrée empiétât sur
le domaine du profane en se permettant les ornements, les traits et les
roulades.
«Est-ce donc, lui dit Anzoleto, que votre seigneurie réprouve ces traits
et ces ornements difficiles qui ont cependant fait le succès et la
célébrité de son illustre élève Farinelli?
--Je ne les réprouve qu'à l'église, répondit le maestro. Je les approuve
au théâtre; mais je les veux à leur place, et surtout j'en proscris
l'abus. Je les veux d'un goût pur, sobres, ingénieux, élégants, et, dans
leurs modulations, appropriés non-seulement au sujet qu'on traite, mais
encore au personnage qu'on représente, à la passion qu'on exprime, et à
la situation où se trouve le personnage. Les nymphes et les bergères
peuvent roucouler comme les oiseaux, ou cadencer leurs accents comme le
murmure des fontaines; mais Médée ou Didon ne peuvent que sangloter ou
rugir comme la lionne blessée. La coquette peut charger d'ornements
capricieux et recherchés ses folles cavatines. La Corilla excelle en ce
genre: mais qu'elle veuille exprimer les émotions profondes, les grandes
passions, elle reste au-dessous de son rôle; et c'est en vain qu'elle
s'agite, c'est en vain qu'elle gonfle sa voix et son sein: un trait
déplacé, une roulade absurde, viennent changer en un instant en ridicule
parodie ce sublime qu'elle croyait atteindre. Vous avez tous entendu la
Faustina Pordoni, aujourd'hui madame Hasse. En de certains rôles
appropriés à ses qualités brillantes, elle n'avait, point de rivale.
Mais que la Cuzzoni vînt, avec son sentiment pur et profond, faire
parler la douleur, la prière, ou la tendresse, les larmes qu'elle vous
arrachait effaçaient en un instant de vos coeurs le souvenir de toutes
les merveilles que la Faustina avait prodiguées à vos sens. C'est qu'il
y a le talent de la matière, et le génie de l'âme. Il y a ce qui amuse,
et ce qui émeut; ce qui étonne et ce qui ravit. Je sais fort bien que
les tours de force sont en faveur; mais quant à moi, si je les ai
enseignés à mes élèves comme des accessoires utiles, je suis presque à
m'en repentir, lorsque je vois la plupart d'entre eux en abuser, et
sacrifier le nécessaire au superflu, l'attendrissement durable de
l'auditoire aux cris de surprise et aux trépignements d'un plaisir
fiévreux et passager.»
Personne ne combattait cette conclusion éternellement vraie dans tous
les arts, et qui sera toujours appliquée à leurs diverses manifestations
par les âmes élevées. Cependant le comte, qui était curieux de savoir
comment Consuelo chanterait la musique profane, feignit de contredire un
peu l'austérité des principes du Porpora; mais voyant que la modeste
fille, au lieu de réfuter ses hérésies, tournait toujours ses yeux vers
son vieux maître, comme pour lui demander de répondre victorieusement,
il prit le parti de s'attaquer directement à elle-même, et de lui
demander si elle entendait chanter sur la scène avec autant de sagesse
et de pureté qu'à l'église.
«Je ne crois pas, répondit-elle avec une humilité sincère, que j'y
trouve les même inspirations, et je crains d'y valoir beaucoup moins.
--Cette réponse modeste et spirituelle me rassure, dit le comte, je suis
certain que vous vous inspirerez assez de la présence d'un public
ardent, curieux, un peu gâté, je l'avoue, pour condescendre à étudier