ces difficultés brillantes dont chaque jour il se montre plus avide.
--Étudier! dit le Porpora avec un sourire plein de finesse.
--Étudier! s'écria Anzoleto avec un dédain superbe.
--Oui sans doute, étudier, reprit Consuelo avec sa douceur accoutumée.
Quoique je me sois exercée quelquefois à ce genre de travail, je ne
pense pas encore être capable de rivaliser avec les illustres chanteuses
qui ont paru sur notre scène....
--Tu mens! s'écria Anzoleto tout animé. Monseigneur, elle ment!
faites-lui chanter les airs les plus ornés et les plus difficiles du
répertoire, vous verrez ce qu'elle sait faire.
--Si je ne craignais pas qu'elle fût fatiguée ...» dit le comte, dont les
yeux pétillaient déjà d'impatience et de désir.
Consuelo tourna les siens naïvement vers le Porpora, comme pour prendre
ses ordres.
«Au fait, dit celui-ci, comme elle ne se fatigue pas pour si peu, et
comme nous sommes ici en petite et excellente compagnie, on pourrait
examiner son talent sur toutes les faces. Voyons, seigneur comte,
choisissez un air, et accompagnez-la vous-même au clavecin.
--L'émotion que sa voix et sa présence me causent, répondit Zustiniani,
me feraient faire de fausses notes. Pourquoi pas vous, mon maître?
--Je voudrais la regarder chanter, dit le Porpora; car entre nous soit
dit, je l'ai toujours entendue sans jamais songer à la voir. Il faut que
je sache comment elle se tient, ce qu'elle fait de sa bouche et de ses
yeux. Allons, lève-toi, ma fille; c'est pour moi aussi que l'épreuve va
être tentée.
--Ce sera donc moi qui l'accompagnerai, dit Anzoleto en s'asseyant au
clavecin.
--Vous allez m'intimider trop, mon maître, dit Consuelo à Porpora.
--La timidité n'appartient qu'à la sottise, répondit le maître.
Quiconque se sent pénétré d'un amour vrai pour son art ne peut rien
craindre. Si tu trembles, tu n'as que de la vanité; si tu perds tes
moyens, tu n'en as que de factices; et s'il en est ainsi, je suis là
pour dire tout le premier: La Consuelo n'est bonne à rien!»
Et sans s'inquiéter de l'effet désastreux que pouvaient produire des
encouragements aussi tendres, le professeur mit ses lunettes, arrangea
sa chaise bien en face de son élève, et commença à battre la mesure sur
la queue du clavecin pour donner le vrai mouvement à la ritournelle. On
avait choisi un air brillant, bizarre et difficile, tiré d'un opéra
bouffe de Galuppi, _la Diavolessa_, afin de prendre tout à coup le genre
le plus différent de celui où Consuelo avait triomphé le matin. La jeune
fille avait une si prodigieuse facilité qu'elle était arrivée, presque
sans études, à faire faire, en se jouant, tous les tours de force alors
connus, à sa voix souple et puissante. Le Porpora lui avait recommandé
de faire ces exercices, et, de temps en temps, les lui avait fait
répéter pour s'assurer qu'elle ne les négligeait pas. Mais il n'y avait
jamais donné assez de temps et d'attention pour savoir ce dont
l'étonnante élève était capable en ce genre. Pour se venger de la
rudesse qu'il venait de lui montrer, Consuelo eut l'espièglerie de
surcharger l'air extravagant de _la Diavolessa_ d'une multitude
d'ornements et de traits regardés jusque là comme impossibles, et
qu'elle improvisa aussi tranquillement que si elle les eût notés et
étudiés avec soin. Ces ornements furent si savants de modulations, d'un
caractère si énergique, si infernal, et mêlés, au milieu de leur plus
impétueuse gaîté, d'accents si lugubres, qu'un frisson de terreur vint
traverser l'enthousiasme de l'auditoire, et que le Porpora, se levant
tout à coup, s'écria avec force:
«C'est toi qui es le diable en personne!»
Consuelo finit son air par un crescendo de force qui enleva les cris
d'admiration, tandis qu'elle se rasseyait sur sa chaise en éclatant de
rire.
«Méchante fille! dit le Porpora, tu m'as joué un tour pendable. Tu t'es
moquée de moi. Tu m'as caché la moitié de tes études et de tes
ressources. Je n'avais plus rien à t'enseigner depuis longtemps, et tu
prenais mes leçons par hypocrisie, peut-être pour me ravir tous les
secrets de la composition et de l'enseignement, afin de me surpasser en
toutes choses, et de me faire passer ensuite pour un vieux pédant!
--Mon maître, répondit Consuelo, je n'ai pas fait autre chose qu'imiter
votre malice envers l'empereur Charles. Ne m'avez-vous pas raconté cette
aventure? comme quoi Sa Majesté Impériale n'aimait pas les trilles, et
vous avait fait défense d'en introduire un seul dans votre oratorio, et
comme quoi, ayant scrupuleusement respecté sa défense jusqu'à la fin de
l'oeuvre, vous lui aviez donné un divertissement de bon goût à la fugue
finale en la commençant par quatre trilles ascendantes, répétées ensuite
à l'infini, dans le _stretto_ par toutes les parties? Vous avez fait ce
soir le procès à l'abus des ornements, et puis vous m'avez ordonné d'en
faire. J'en ai fait trop, afin de vous prouver que moi aussi je puis
outrer un travers dont je veux bien me laisser accuser.
--Je te dis que tu es le diable, reprit le Porpora. Maintenant
chante-nous quelque chose d'humain, et chante-le comme tu l'entendras;
car je vois bien que je ne puis plus être ton maître.
--Vous serez toujours mon maître respecté et bien-aimé, s'écria-t-elle
en se jetant à son cou et en le serrant à l'étouffer; c'est à vous que
je dois mon pain et mon instruction depuis dix ans. O mon maître! on dit
que vous avez fait des ingrats: que Dieu me retire à l'instant même
l'amour et la voix, si je porte dans mon coeur le poison de l'orgueil et
de l'ingratitude!»
Le Porpora devint pâle, balbutia quelques mots, et déposa un baiser
paternel sur le front de son élève: mais il y laissa une larme; et
Consuelo, qui n'osa l'essuyer, sentit sécher lentement sur son front
cette larme froide et douloureuse de la vieillesse abandonnée et du
génie malheureux. Elle en ressentit une émotion profonde et comme une
terreur religieuse qui éclipsa toute sa gaîté et éteignit toute sa verve
pour le reste de la soirée. Une heure après, quand on eut épuisé autour
d'elle et pour elle toutes les formules de l'admiration, de la surprise
et du ravissement, sans pouvoir la distraire de sa mélancolie, on lui
demanda un spécimen de son talent dramatique. Elle chanta un grand air
de Jomelli dans l'opéra de _Didon abandonnée_; jamais elle n'avait mieux
senti le besoin d'exhaler sa tristesse; elle fut sublime de pathétique,
de simplicité, de grandeur, et belle de visage plus encore qu'elle ne
l'avait été à l'église. Son teint s'était animé d'un peu de fièvre, ses
yeux lançaient de sombres éclairs; ce n'était plus une sainte, c'était
mieux encore, c'était une femme dévorée d'amour. Le comte, son ami
Barberigo, Anzoleto, tous les auditeurs, et, je crois, le vieux Porpora