au-dessus de sa tête, et le rayon du soleil couchant tombait obliquement
devant elle. Le contraste de cette brusque lumière avec l'obscurité des
objets environnants égara un instant sa vue; et elle fit deux ou trois pas
au hasard, lorsque tout à coup elle se trouva auprès du même personnage
en manteau noir, qui l'avait inquiétée dans la coulisse. Elle le voyait
confusément, et cependant il lui sembla le reconnaître. Elle fit un cri, et
s'élança vers lui; mais il avait déjà disparu, et ce fut en vain qu'elle
le chercha des yeux.
«Qu'as-tu? lui dit Joseph en lui présentant son mantelet; t'es-tu heurtée
contre quelque décor? t'es-tu blessée?
--Non, dit-elle, mais j'ai vu le comte Albert.
--Le comte Albert ici? en es-tu sûre? est-ce possible!
--C'est possible, c'est certain,» dit Consuelo en l'entraînant.
Et elle se mit à parcourir les coulisses, en courant et en pénétrant dans
tous les coins. Joseph l'aidait à cette recherche, persuadé cependant
qu'elle s'était trompée, tandis que le Porpora l'appelait avec impatience
pour la ramener au logis. Consuelo ne trouva personne qui lui rappelât le
moindre trait d'Albert; et lorsque, forcée de sortir avec son maître, elle
vit passer toutes les personnes qui avaient été sur la scène en même temps
qu'elle, elle remarqua plusieurs manteaux assez semblables à celui qui
l'avait frappée.
«C'est égal, dit-elle tout bas à Joseph, qui lui en faisait l'observation,
je l'ai vu; il était là!
--C'est une hallucination que tu as eue, reprit Joseph. Si c'eût été
vraiment le comte Albert, il t'aurait parlé; et tu dis que deux fois il a
fui à ton approche.
--Je ne dis pas que ce soit lui réellement; mais je l'ai vu, et comme tu
le dis, Joseph, je crois maintenant que c'est une vision. Il faut qu'il
lui soit arrivé quelque malheur. Oh! j'ai envie de partir tout de suite,
de m'enfuir en Bohême. Je suis sûre qu'il est en danger, qu'il m'appelle,
qu'il m'attend.
--Je vois qu'il t'a, entre autres mauvais offices, communiqué sa folie,
ma pauvre Consuelo. L'exaltation que tu as eue en chantant t'a disposée à
ces rêveries. Reviens à toi, je t'en conjure, et sois certaine que si le
comte Albert est à Vienne, tu le verras bien vivant accourir chez toi avant
la fin de la journée.»
Cette espérance ranima Consuelo. Elle doubla le pas avec Beppo, laissant
derrière elle le vieux Porpora, qui ne trouva pas mauvais cette fois
qu'elle l'oubliât dans la chaleur de son entretien avec ce jeune homme.
Mais Consuelo, ne pensait pas plus à Joseph qu'au maestro. Elle courut,
elle arriva tout essoufflée, monta à son appartement, et n'y trouva
personne. Joseph s'informa auprès des domestiques si quelqu'un l'avait
demandée pendant son absence. Personne n'était venu, personne ne vint.
Consuelo attendit en vain toute la journée. Le soir et assez avant dans
la nuit, elle regarda par la fenêtre tous les passants attardés qui
traversaient la rue. Il lui semblait toujours voir quelqu'un se diriger
vers sa porte et s'arrêter. Mais ce quelqu'un passait outre, l'un en
chantant, l'autre en faisant entendre une toux de vieillard, et ils se
perdaient dans les ténèbres. Consuelo, convaincue qu'elle avait fait un
rêve, alla se coucher, et le lendemain matin, cette impression se trouvant
dissipée, elle avoua à Joseph qu'elle n'avait réellement distingué aucun
des traits du personnage en question. L'ensemble de sa taille, la coupe
et la pose de son manteau, un teint pâle, quelque chose de noir au bas
du visage, qui pouvait être une barbe ou l'ombrage du chapeau fortement
dessinée par la lumière bizarre du théâtre, ces vagues ressemblances,
rapidement saisies par son imagination, lui avaient suffi pour se persuader
qu'elle voyait Albert.
«Si un homme tel que tu me l'as si souvent dépeint s'était trouvé sur le
théâtre, lui dit Joseph, il y avait là assez de monde circulant de tous
côtés pour que sa mise négligée, sa longue barbe et ses cheveux noirs
eussent attiré les remarques. Or, j'ai interrogé de tous côtés, et,
jusqu'aux portiers du théâtre, qui ne laissent pénétrer personne dans
l'intérieur sans le reconnaître ou voir son autorisation, et qui que ce
soit n'avait vu un homme étranger au théâtre ce jour-là.
--Allons, il est certain que je l'ai rêvé. J'étais émue, hors de moi. J'ai
pensé à Albert, son image a passé dans mon esprit. Quelqu'un s'est trouvé
là devant mes yeux, et j'en ai fait Albert. Ma tête est donc devenue bien
faible? Il est certain que j'ai crié du fond du coeur, et qu'il s'est passé
en moi quelque chose de bien extraordinaire et de bien absurde.
--N'y pense plus, dit Joseph; ne te fatigue pas avec des chimères.
Repasse ton rôle, et songe à ce soir.»
XCVI.
Dans la journée, Consuelo vit de ses fenêtres une troupe fort étrange
défiler vers la place. C'étaient des hommes trapus, robustes et hâlés,
avec de longues moustaches, les jambes nues chaussées de courroies
entre-croisées comme des cothurnes antiques, la tête couverte de bonnets
pointus, la ceinture garnie de quatre pistolets, les bras, le cou
découvert, la main armée d'une longue carabine albanaise, et le tout
rehaussé d'un grand manteau rouge.
«Est-ce une mascarade? demanda Consuelo au chanoine, qui était venu lui
rendre visite; nous ne sommes point en carnaval, que je sache.
--Regardez bien ces hommes-là, lui répondit le chanoine; car nous ne les
reverrons pas de longtemps, s'il plaît à Dieu de maintenir le règne de
Marie-Thérèse. Voyez comme le peuple les examine avec curiosité, quoique
avec une sorte de dégoût et de frayeur! Vienne les a vus accourir dans
ses jours d'angoisse et de détresse, et alors elle les a accueillis plus
joyeusement qu'elle ne le fait aujourd'hui, honteuse et consternée qu'elle
est de leur devoir son salut!
--Sont-ce là ces brigands esclavons dont on m'a tant parlé en Bohême et
qui y ont fait tant de mal? reprit Consuelo.
--Oui, ce sont eux, répliqua le chanoine; ce sont les débris de ces hordes
de serfs et de bandits croates que le fameux baron François de Trenck,
cousin germain de votre ami le baron Frédéric de Trenck, avait affranchis
ou asservis avec une hardiesse et une habileté incroyables, pour en faire
presque des troupes régulières au service de Marie-Thérèse. Tenez, le
voilà, ce héros effroyable, ce Trenck à la gueule brûlée, comme l'appellent
nos soldats; ce partisan fameux, le plus rusé, le plus intrépide, le plus
nécessaire des tristes et belliqueuses années qui viennent de s'écouler:
le plus grand hâbleur et le plus grand pillard de son siècle, à coup sûr;
mais aussi l'homme le plus brave, le plus robuste, le plus actif, le plus
fabuleusement téméraire des temps modernes. C'est lui; c'est Trenck le
pandoure, avec ses loups affamés, meute sanguinaire dont il est le sauvage