pasteur.»
François de Trenck était plus grand encore que son cousin de Prusse.
Il avait près de six pieds. Son manteau écarlate, attaché à son cou par
une agrafe de rubis, s'entr'ouvrait sur sa poitrine pour laisser voir tout
un musée d'artillerie turque, chamarrée de pierreries, dont sa ceinture
était l'arsenal. Pistolets, sabres recourbés et coutelas, rien ne manquait
pour lui donner l'apparence du plus expéditif et du plus déterminé tueur
d'hommes. En guise d'aigrette, il portait à son bonnet le simulacre d'une
petite faux à quatre lames tranchantes, retombant sur son front. Son aspect
était horrible. L'explosion d'un baril de poudre[1] en le défigurant, avait
achevé de lui donner l'air diabolique. «On ne pouvait le regarder sans
frémir,» disent tous les mémoires du temps.
[Note 1: Étant descendu dans une cave au pillage d'une ville de la Bohème
et dans l'espérance de découvrir le premier des tonnes d'or dont on lui
avait signalé l'existence, il avait approché précipitamment une lumière
d'un de ces tonneaux précieux; mais c'était de la poudre qu'il contenait.
L'explosion avait fait crouler sur lui une partie de la voûte, et on
l'avait retiré des décombres, mourant, le corps sillonné d'énormes
brûlures, le visage couvert de plaies profondes et indélébiles.]
«C'est donc là ce monstre, cet ennemi de l'humanité! dit Consuelo en
détournant les yeux avec horreur. La Bohême se rappellera longtemps son
passage; les villes brûlées, saccagées, les vieillards et les enfants mis
en pièces, les femmes outragées, les campagnes épuisées de contributions,
les moissons dévastées, les troupeaux détruits quand on ne pouvait les
enlever, partout la ruine, la désolation, le meurtre et l'incendie. Pauvre
Bohême! rendez-vous éternel de toutes les luttes, théâtre de toutes les
tragédies!
--Oui, pauvre Bohême! victime de toutes les fureurs, arène de tous les
combats, reprit le chanoine; François de Trenck y a renouvelé les farouches
excès du temps de Jean Ziska. Comme lui invaincu, il n'a jamais fait
quartier; et la terreur de son nom était si grande, que ses avant-gardes
ont enlevé des villes d'assaut, lorsqu'il était encore à quatre milles de
distance, aux prises avec d'autres ennemis. C'est de lui qu'on peut dire,
comme d'Attila, que l'herbe ne repousse jamais là ou son cheval a passé.
C'est lui que les vaincus maudiront jusqu'à la quatrième génération.»
François de Trenck se perdit dans l'éloignement; mais pendant longtemps
Consuelo et le chanoine virent défiler ses magnifiques chevaux richement
caparaçonnés, que ses gigantesques hussards croates conduisaient en main.
«Ce que vous voyez n'est qu'un faible échantillon de ses richesses, dit
le chanoine. Des mulets et des chariots chargés d'armes, de tableaux, de
pierreries, de lingots d'or et d'argent, couvrent incessamment les routes
qui conduisent à ses terres d'Esclavonie. C'est là qu'il enfouit des
trésors qui pourraient fournir la rançon de trois rois. Il mange dans
la vaisselle d'or qu'il a enlevée au roi de Prusse à Sorow, alors qu'il
a failli enlever le roi de Prusse lui-même. Les uns disent qu'il l'a
manqué d'un quart d'heure; les autres prétendent qu'il l'a tenu prisonnier
dans ses mains et qu'il lui a chèrement vendu sa liberté. Patience!
Trenck le pandoure ne jouira peut-être pas longtemps de tant de gloire
et de richesses. On dit qu'un procès criminel le menace, que les plus
épouvantables accusations pèsent sur sa tête, que l'impératrice en a
grand peur; enfin que ceux de ses Croates qui n'ont pas pris, selon leur
coutume, leur congé sous leur bonnet, vont être incorporés dans les troupes
régulières et tenus en bride à la manière prussienne. Quant à lui... j'ai
mauvaise idée des compliments et des récompenses qui l'attendent à la cour!
--Ils ont sauvé la couronne d'Autriche, à ce qu'on dit!
--Cela est certain. Depuis les frontières de la Turquie jusqu'à celles
de la France, ils ont semé l'épouvante et emporté les places les mieux
défendues, les batailles les plus désespérées. Toujours les premiers à
l'attaque d'un front d'armée, à la tête d'un pont, à la brèche d'un fort;
ils ont forcé nos plus grands généraux à l'admiration, et nos ennemis à la
fuite. Les Français ont partout reculé devant eux, et le grand Frédéric
a pâli, dit-on, comme un simple mortel, à leur cri de guerre. Il n'est
point de fleuve rapide, de forêt inextricable, de marais vaseux, de roche
escarpée, de grêle de balles et de torrents de flammes qu'ils n'aient
franchis, à toutes les heures de la nuit, et dans les plus rigoureuses
saisons. Oui; certes, ils ont sauvé la couronne de Marie-Thérèse plus que
la vieille tactique militaire de tous nos généraux et toutes les ruses de
nos diplomates.
--En ce cas, leurs crimes seront impunis et leurs vols sanctifiés!
--Peut-être qu'ils seront trop punis, au contraire.
--On ne se défait pas de gens qui ont rendu de pareils services!
--Pardon, dit le chanoine malignement: quand on n'a plus besoin d'eux...
--Mais ne leur a-t-on pas permis tous les excès qu'ils ont commis sur les
terres de l'Empire et sur celles des alliés?
--Sans doute; on leur a tout permis, puisqu'ils étaient nécessaires!
--Et maintenant?
--Et maintenant qu'ils ne le sont plus, on leur reproche tout ce qu'on leur
avait permis.
--Et la grande âme de Marie-Thérèse?
--Ils ont profané des églises!
--J'entends. Trenck est perdu, monsieur le chanoine.
--Chut! cela se dit tout bas, reprit-il.
--As-tu vu les pandoures? s'écria Joseph en entrant tout essoufflé.
--Avec peu de plaisir, répondit Consuelo.
--Eh bien, ne les as-tu pas reconnus?
--C'est la première fois que je les vois.
--Non pas, Consuelo, ce n'est pas la première fois que ces figures-là
frappent tes regards. Mous en avons rencontré dans le Boehmer-Wald.
--Grâce à Dieu, aucun à ma souvenance.
--Tu as donc oublié un chalet où nous avons passé la nuit sur la fougère,
et où nous nous sommes aperçus tout d'un coup que dix ou douze hommes
dormaient là autour de nous?».
Consuelo se rappela l'aventure du chalet et la rencontre de ces farouches
personnages qu'elle avait pris, ainsi que Joseph, pour des contrebandiers.
D'autres émotions, qu'elle n'avait ni partagées ni devinées, gravaient
dans la mémoire de Joseph toutes les circonstances de cette nuit orageuse.
«Eh bien, lui dit-il, ces prétendus contrebandiers qui ne s'aperçurent pas
de notre présence à côté d'eux et qui sortirent du chalet avant le jour,
portant des sacs et de lourds paquets, c'étaient des pandoures: c'étaient
les armes, les figures, les moustaches et les manteaux que je viens de voir