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passer, et la Providence nous avait soustraits, à notre insu, à la plus

funeste rencontre que nous pussions faire en voyage.

--Sans aucun doute, dit le chanoine, à qui tous les détails de ce voyage

avaient été souvent racontés par Joseph; ces honnêtes gens s'étaient

licenciés de leur propre gré, comme c'est leur coutume quand ils ont les

poches pleines, et ils gagnaient la frontière pour revenir dans leur pays

par un long circuit, plutôt que de passer avec leur butin sur les terres

de l'Empire, où ils craignent toujours d'avoir à rendre des comptes. Mais

soyez sûrs qu'ils n'y seront pas arrivés sans encombre. Ils se volent et

s'assassinent les uns les autres tout le long du chemin, et c'est le plus

fort qui regagne ses forêts et ses cavernes, chargé de la part de ses

compagnons.

L'heure de la représentation vint distraire Consuelo du sombre souvenir des

pandoures de Trenck, et elle se rendit au théâtre. Elle n'y avait point de

loge pour s'habiller; jusque-là madame Tesi lui avait prêté la sienne.

Mais, cette fois, madame Tesi fort courroucée de ses succès, et déjà son

ennemie jurée, avait emporté la clef, et la prima donna de la soirée se

trouva fort embarrassée de savoir où se réfugier. Ces petites perfidies

sont usitées au théâtre. Elles irritent et inquiètent la rivale dont on

veut paralyser les moyens. Elle perd du temps à demander une loge, elle

craint de n'en point trouver. L'heure s'avance; ses camarades lui disent

en passant: «Eh quoi! pas encore habillée? on va commencer.» Enfin, après

bien des demandes et bien des pas, à force de colère et de menaces, elle

réussit à se faire ouvrir une loge où elle ne trouve rien de ce qui lui est

nécessaire. Pour peu que les tailleuses soient gagnées, le costume n'est

pas prêt ou va mal. Les habilleuses sont aux ordres de toute autre que

la victime dévouée à ce petit supplice. La cloche sonne, l'avertisseur

(le _buttafuori_) crie de sa voix glapissante dans les corridors: _Signore

e signori, si va cominciar!_ mots terribles que la débutante n'entend pas

sans un froid mortel; elle n'est pas prête; elle se hâte, elle brise ses

lacets, elle déchire ses manches; elle met son manteau de travers, et son

diadème va tomber au premier pas qu'elle fera sur la scène. Palpitante,

indignée, nerveuse, les yeux pleins de larmes, il faut paraître avec un

sourire céleste sur le visage; il faut déployer une voix pure, fraîche

et sûre d'elle-même, lorsque la gorge est serrée et le coeur prêt à se

briser... Oh! toutes ces couronnes de fleurs qui pleuvent sur la scène au

moment du triomphe ont, en dessous, des milliers d'épines.

Heureusement pour Consuelo, elle rencontra la Corilla, qui lui dit en lui

prenant la main:

«Viens dans ma loge; la Tesi s'est flattée de te jouer le même tour qu'elle

me jouait dans les commencements. Mais je viendrai à ton secours, ne fût-ce

que pour la faire enrager! c'est à charge de revanche, au moins! Au train

dont tu y vas, Porporina, je risque bien de te voir passer avant moi,

partout où j'aurai le malheur de te rencontrer. Tu oublieras sans doute

alors la manière dont je me conduis ici avec toi: tu ne te rappelleras

que le mal que je t'ai fait.

--Le mal que vous m'avez fait, Corilla? dit Consuelo en entrant dans la

loge de sa rivale et en commençant sa toilette derrière un paravent, tandis

que les habilleuses allemandes partageaient leurs soins entre les deux

cantatrices, qui pouvaient s'entretenir en vénitien sans être entendues.

Vraiment je ne sais quel mal vous m'avez, fait; je ne m'en souviens plus.

--La preuve que tu me gardes rancune, c'est que tu me dis _vous_, comme si

tu étais une duchesse et comme si tu me méprisais.

--Eh bien, je ne me souviens pas que tu m'aies fait du mal, reprit Consuelo

surmontant la répugnance qu'elle éprouvait à traiter familièrement une

femme à qui elle ressemblait si peu.

--Est-ce vrai ce que tu dis là? repartit l'autre. As-tu oublié à ce point

le pauvre Zoto?

--J'étais libre et maîtresse de l'oublier, je l'ai fait,» reprit Consuelo

en attachant son cothurne de reine avec ce courage et cette liberté

d'esprit que donne l'entrain du métier à certains moments: et elle fit

une brillante roulade pour ne pas oublier de se tenir en voix.

La Corilla riposta par une autre roulade pour faire de même, puis elle

s'interrompit pour dire à sa soubrette:

«Et par le sang du diable, Mademoiselle, vous me serrez trop. Croyez-vous

habiller une poupée de Nuremberg? Ces Allemandes, reprit-elle en dialecte,

elles ne savent pas ce que c'est que des épaules. Elles nous rendraient

carrées comme leurs douairières, si on se laissait faire. Porporina, ne te

laisse pas empaqueter jusqu'aux oreilles comme la dernière fois: c'était

absurde.

--Ah! pour cela, ma chère, c'est la consigne impériale. Ces dames le

savent, et je ne tiens pas à me révolter pour si peu de chose.

--Peu de chose! nos épaules, peu de chose.

--Je ne dis pas cela pour toi, qui as les plus belles formes de l'univers;

mais moi...

--Hypocrite! dit Corilla en soupirant; tu as dix ans de moins que moi, et

mes épaules ne se soutiendront bientôt plus que par leur réputation.

--C'est toi qui es hypocrite,» reprit Consuelo, horriblement ennuyée de

ce genre de conversation; et pour l'interrompre, elle se mit, tout en se

coiffant, à faire des gammes et des traits.

«Tais-toi, lui dit tout à coup Corilla, qui l'écoutait malgré elle; tu

m'enfonces mille poignards dans le gosier... Ah! je te céderais de bon

coeur tous mes amants, je serais bien sûre d'en trouver d'autres; mais ta

voix et ta méthode, jamais je ne pourrai te les disputer. Tais-toi, car

j'ai envie de t'étrangler.»

Consuelo, qui vit bien que la Corilla ne plaisantait qu'à demi, et que ces

flatteries railleuses cachaient une souffrance réelle, se le tint pour dit;

mais au bout d'un instant, celle-ci reprit:

«Comment fais-tu ce trait-là?

--Veux-tu le faire? je te le cède, répondit Consuelo en riant, avec sa

bonhomie admirable. Tiens, je vais te l'apprendre. Mets le dès ce soir dans

quelque endroit de ton rôle. Moi, j'en trouverai un autre.

--C'en sera un autre encore plus fort. Je n'y gagnerai rien.

--Eh bien, je ne le ferai cas du tout. Aussi bien le Porpora ne se soucie

pas de ces choses-là, et ce sera un reproche de moins qu'il me fera ce

soir. Tiens, voilà mon trait.»

Et tirant de sa poche une ligne de musique écrite sur un petit bout de

papier plié, elle le passa par-dessus le paravent à Corilla, qui se mit à

l'étudier aussitôt. Consuelo l'aida, le lui chanta plusieurs fois et finit

par le lui apprendre. Les toilettes allaient toujours leur train.

Mais avant que Consuelo eût passé sa robe, la Corilla écarta impétueusement

le paravent et vint l'embrasser pour la remercier du sacrifice de son